Don Quichotte transcrit l’évolution historique de la pratique carnavalesque

La pratique carnavalesque qui est, à l’origine, l’espace qui intègre tous les membres d’une collectivité et ne connaît pas de distinction entre spectateurs
et actants devient, chez Cervantes, un objet de regard. Se trouve ainsi transcrite l’évolution historique que cette pratique a subie tout au long du XVIe siècle en Europe.

Nous avons vu, dans un article précédent (« Reformuler la lecture que Michael Bakhtine fait de Don Quichotte ») [Consulter cet article sur le même site] que chez Cervantes personnages et objets se diffractent sous l’effet d’une morphogénèse essentiellement gérée par les grandes catégories de la vision carnavalesque ( réversibilité et ambiguïté en particulier). C’est ainsi que dans le dernier cas étudié ( la description que Sancho fait d’Aldonza) s’estompe la ligne de démarcation qui sépare une notion de son contraire ( louanges ironiques et ambivalentes à la limite de l’insute). Cette remarque ne saurait cependant être généralisée car le plus souvent, au contraire, cette même ligne est très nettement marquée ; elle sépare explicitement l’expérience de l’imaginaire.

Les tournures syntaxiques sont significatives dans la mesure où elles sollicitent très fortement soit l’expérience personnelle, soit les sens. Citons, parmi les tournures les plus fréquemment employées, les variantes suivantes :

  1. x...decía que era [...]
    « el sudor que sudaba decía que era sangre.. »(I6 ; 1050b) où la redondance sera perçue de ce point de vue.
  2. Luego que vio [la venta ] se (la) representó que era [ un castillo]
  3. Figurósele que [ la litera] eran [andas]
    (1, 19 ; 1097b.)
  4. Mire...señor(vuestra Merced) que [ ...] no [...x...] sino [...y...]
    où l’appel aux sens est particulièrement pressant et où la construction adversative avec ’sino’ détruit toute rémanence éventuelle d’ambiguïté
    • « Mire, vuestra merced, señor, pecador de mí que yo no soy don Rodrigo de Narvaez [...] sino Pedro Alonso, su vecino... »(I5 ; 1050).
    • « Mire vuestra merced, señor, lo que dice - dijo el muchacho- ; que este mi amo no es caballero [...] que es Juan Haldudo el rico »...(14 ; 1047a).
    • « Mire vuestra merced- respondió Sancho- que aquellos que allí se parecen no son gigantes sino molinos de viento... »(I 8 ; 1057a).
    • « Mire, señor, que aquéllos son frailes de San Benito [...] Mire que digo que mire bien... »(I 8 ; 1059a).
  5. No oigo [...x...] sino [...y...)
    " No oigo otra cosa sino muchos balidos de ovejas y carneros (I 18 ; 1094a).
  6. Lo que yo veo y columbro no es sino [...]
    [un hombre sobre un asno] (I 2 ; 1107).

Ver, mirar, oír, columbrar s’opposent de la sorte à decir, parecerle, representarle. Nous sommes ici manifestement en face d’un mode de pensée tout à fait différent de celui que nous avons vu opérer en particulier dans l ’article précédent. Le fait que cette ligne de démarcation soit aussi explicitement marquée prend d’autant plus d’importance précisément qu’une telle insistance sur l’existence de ce clivage problématise la systématique de l’ambiguïté que nous avons précédemment reconnue comme partie intégrante de la pensée carnavalesque. Nous ne sommes plus dans la mouvance du folklore carnavalesque, tel du moins que le décrit Bakhtine.

Mais, si on en revient précisément à ce que celui-ci écrit à propos de Don Quichotte, les choses ne sont pas toujours claires. S’il qualifie le roman de Cervantes de « une des plus grandes œuvres carnavalesques de la littérature mondiale », il estime également que s’y manifeste un processus de déclin qui n’en est encore qu’à son début : « Mais déjà le principe matériel et corporel change de sens, il est légèrement rétréci, son universalisme et son caractère de fête sont quelque peu atténués. A la vérité, ce processus n’en est encore qu’à son début, comme le montre l’exemple de Don Quichotte[...]. D’autre part, les corps et les objets commencent à prendre sous la plume de Cervantes un caractère privé, personnel, et, ce faisant, ils rapetissent, se domestiquent, sont ravalés au rang d’accessoires immobiles de la vie quotidienne individuelle, d’objets de convoitise et de possession égoïste »(Rab.,pp. 31-32). On ne sait ce qu’il faut entendre par là et on peut regretter que le mécanisme auquel il est ici fait allusion ne soit ni explicité ni illustré. Les questions que l’on peut se poser à ce propos renvoient à une interrogation beaucoup plus large qui porte sur la notion de carnavalisation. En fonction de quelle exigence en effet les corps et les objets commenceraient-ils à prendre « sous la plume de Cervantes un caractère privé, personnel » ? La notion de carnavalisation telle qu’elle semble être conçue par Bakhtine ne nous permet pas de répondre puisqu’elle suppose une médiation par l’écrit :« Des formes inférieures commencent de plus en plus à s’infiltrer dans les domaines supérieurs de la littérature »(Rab., p. 104). En d’autres endroits, il est vrai, il distingue trois formes principales d’expression de la culture comique populaire du Moyen Age, parmi lesquelles, à côté du « langage familier de la place publique » et ce qu’il appelle « les œuvres verbales (en langues latine et vulgaire) » se trouvent mentionnées des « formes de rites et spectacles comiques », mais rien ne nous est dit sur la façon dont ces différentes formes joueraient l’une sur l’autre, de telle sorte que l’origine de ce processus de déclin attesté chez Cervantes peut être indifféremment attribué à l’évolution du champ littéraire ou à l’évolution de la pratique festive.

Or, si Bakhtine ne nous apporte rien en ce domaine, nous savons que cette pratique festive a évolué en Europe au cours du XVIe siècle. J’ai moi-même pu constater, par une étude sémiologique d’une fête religieuse qui s’est déroulée en 1613 à Ségovie (Cf El Buscón como sociodrama), que ce folklore, à l’origine essentiellement rural, avait été récupéré par une bourgeoisie urbaine et que, en conséquence, l’ensemble des représentations qui l’instituent avaient subi un déplacement de significations. Y a- t-il un lien entre d’une part l’émergence de cette ligne de démarcation qui sépare, comme nous l’avons vu, l’expérience de l’imaginaire en excluant le réversible et l’ambigu et, d’autre part, cette évolution de l’ensemble d’une pratique sociale ? Poser le problème en ces termes suppose une prise de position contraire à celle pour laquelle a opté Bakhtine, dans la mesure où celà revient à dire qu’il y a un rapport direct entre la pratique littéraire et les pratiques sociales. Je renvoie ici à la notion d’ideoséme entendue comme articulateur à la fois sémiotique et discursif, notion que j’ai proposée pour étudier la nature et le fonctionnement de ce rapport.

Sur ces évolutions, quels témoignages peut nous apporter Don Quichotte ?
Dès le début du roman, Don Quichotte est présenté, à la fois explicitement et par toutes les connotations qu’il suscite, comme une figure comique d’essence carnavalesque, doublement parodique et ridicule puisque, déjà barbon, il forge un projet qui caractérise le tout jeune chavalier. On sait en effet que la jeunesse correspondait, dans la société aristocratique du Moyen Age, à la période qui s’étendait de l’adoubement d’un chevalier jusqu’à son établissement comme señor ou seigneur qui coïncidait généralement avec son mariage. En attendant de succéder à son père le jeune héritier devait s’éloigner et mener une vie de vagabondage, courir les tournois et chercher la gloire et la fortune . Lorsque Don Quichotte s’allie à son double contradictoire, ils forment à eux deux une figure métonymique du Carnaval qui va traverser tous les épisodes, et plus exactement, s’offrir au regard non seulement du lecteur/spectateur mais encore de la majeure partie des autres personnages déguisés (y compris Sancho qui, apparemment, ne l’est pas) ; leur déguisement est pour ainsi dire de nature intrinsèque. En tant que personnages comiques ils sont en quelque sorte « plus vrais que nature », mieux déguisés que s’ils l’étaient effectivement.

Cette remarque est d’autant plus importante que, face à eux, la grande majorité des autres personnages est masquée y compris d’ailleurs dans les nouvelles intercalées. Les jeunes filles sont déguisées en garçons (Dorotea qui, après s’être déguisée en paysan, se déguise en princesse Micomina)...et les garçons en filles. Pensons par exemple à Ana Félix, la fille de Ricote, elle- même déguisée en capitaine de brigantin maure, qui, pour sauver son amant, le déguise en femme. Mais, précisément dans cette nouvelle, le système « s’emballe » ; c’est ainsi que le renégat espagnol n’est en fait qu’un « cristiano encubierto », et les deux faux musulmans (Ana Felix et ce faux renégat) devaient dans la stratégie présentée au roi d’Alger se déguiser en chrétien (« que en hábitos cristianos nos echasen en tierra »...). Ce goût du masque contamine aussi bien les bandits qui se déguisent en paysans (« mudando el traje de bandolero en el de un labrador »...II, 60, 1484a) que les jeunes oisifs qui se déguisent en bergers et bergères (« a lo menos vestidas como pastoras [...] vistiéndonos las doncellas de zagalas y los mancebos de pastores »...II, 58, 1471), les amants malheureux et fugitifs, les moriscos como Ricote, désireux de revoir l’Espagne etc. Si, de là, nous passons au récit principal, le constat est encore plus net ; on reviendra sur les mises en scène principales d’une série de mystifications mais, en dehors de celles-ci, citons quelques cas moins évidents ou plus faciles à oublier : Quiteria, dans ses beaux atours, est déguisée en femme de la cour « A buena fe que no viene vestida de labradora sino de garrida palaciega » (II, 21, 1343b) ; les personnages qui viennent poser un problème à résoudre au gouverneur de l’île Baratoria sont tous, apparemment déguisés (« vestido de labrador y otro de sastre » (II,45, 1425a) ; « que el bellacón supo hacer muy bien su oficio » (II, 47, 1433b). Les faux subversifs qui sont censés être entrés dans l’île de Baratoria pour y fomenter une crise se sont déguisés (« han entrado en ese lugar cuatro personas disfrazadas para quitarnos la vida » (II, 47,, 1431). Double masque donc que l’on retrouve chez les duègnes de la Dolorida « y luego la Dolorida y las demás dueñas alzaron los antifaces con que venían cubiertas y descubrieron los rostros todos poblados de barbas... » (II, 39, 1406b) et même, au passage, sur la figure de Don Quichotte : « envuelto de arriba abajo en una colcha de raso amarillo, una galocha en la cabeza y el rostro y los bigotes vendados » (II, 49, 1440-1441)

Cette systématique du masque doit être rapprochée du fait que le roman de Cervantes n’est en réalité qu’une longue suite de mises en scène et de spectacles. Le mouvement débute, dès la première sortie de Don Quichotte, lorsque l’aubergiste, par ses propos, institue ses clients en un public à la fois discret et admiratif : « Contó el ventero a todos cuantos estaban en la venta la locura de su huésped [...] Admiráronse de tan extraño género de locura y fuéronle a mirar desde lejos [...] de manera que cuanto el novel caballero hacía era bien visto de todos » (I, 3, 1044a et b). Dès lors, les meneurs de jeu se succèdent : le curé et le barbier, au chapitre 27 de la Première Partie, déguisés respectivement en femme et en écuyer avant d’échanger leurs rôles ; on monte un scénario (« el cura, que era gran tracista, imaginó luego lo que harían para conseguir lo que deseaban... » (1,29, 1158a) qui suscite un public (« Todo esto miraban de entre unas breñas Cardenio y el cura » Ibid.,1158a). Prolongée par des rebondissements divers cette comédie dure jusqu’à la fin de la Première Partie :« y luego don Fernando y sus camaradas con los criados de don Luis y los cuadrilleros, juntamente con el ventero, todos por orden y parecer del cura se cubrieron los rostros y se disfrazaron, quien de una manera y quien de otra... » (1, 46, 1245b)

D’autres fois, au contraire, le public se constitue de façon spontanée : « A este agujero se pusieron las dos semi-doncellas y vieron que Don Quijote estaba a caballo y recostado sobre su lanzón » (I, 43,1232 a et b) avant d’entrer dans le jeu. Sancho forge son propre scénario et « fait marcher » son maître au spectacle duquel il ne manque pas de rire : « Harto tenía que hacer el socarrón de Sancho en disimular la risa oyendo las sandeces de su amo tan delicadamente engañado » (II, 11 ; 1306a)
Dans la Deuxième Partie, ce schéma s’impose avec une plus grande netteté encore ; tout le monde participe à des mises en scène parfois grandioses, le duc et la duchesse d’abord mais aussi leurs dames de compagnie, leurs pages et leurs valets : « ella [la duquesa] alegre sobre modo concertó con el duque y con sus doncellas hacerle una burla que fuese más risueña que dañosa » (II, 46, 1428)
« Dejamos al gran gobernador enojado y mohino con el labrador pintor y socarrón, el cual industriado del mayordomo y el mayordomo del duque se burlan de Sancho... » ( II 49 ; 1437b).
« y la duquesa prosiguiendo con su intención de burlarse y recibir pasa-tiempo con Don Quijote...( II 50 ; 1443b). » Veis aquí a deshora entrar por la puerta de la gran sala dos mujeres (...) y aunque los duques pensaron que sería alguna burla que sus criados querían hacer a Don Quijote..." (II 52 ; 1451b).
Mais la liste des meneurs de jeu est longue : el caballero de los espejos et son écuyer, Roque Guinart, don Antonio Moreno, "los caballeros de la ciudad (Barcelona, 11 62)etc...
Des personnages tiers sont intégrés malgré eux dans ces mascarades (le bon religieux, le barbier propriétaire de la bacía-yelmo) :« Gran gusto recibían los duques del disgusto que mostraba tomar el buen religioso de la dilación y pausas con que Sancho contaba su cuento y Don Quijote se estaba consumiendo en cólera y rabia » (II 31 ; 1381b) ; « No menos causaban risa las necedades que decía el barbero que los disparates de Don Quijote » (I 45 ; 1240b). Roque Guinart et don Antonio Moreno organisent de même pour la Saint Jean dans les rues de Barcelone une cavalcade dont Don Quichotte est le roi (II 71 et 72).

Or les acteurs du spectacle sont toujours les mêmes, dans les rôles sans cesse nouveaux mais toujours égaux à eux-mêmes, figures, comme nous l’avons dit, métonymiques du carnaval. Carnaval/spectacle donc qui chaque fois fait recette, déclenche les rires, car Don Quichotte c’est aussi, vu du côté des différents publics, une longue suite d’occasions de rires, de divertissements... aux dépens du couple carnavalesque.
« No menos causaban risa las necedades que decía el Barbero que los disparates de Don Quijote... »(I 45 ; 1240b).
« Viendo la extraña catadura de Don Quijote [...] y otras circunstancias de risa que notó y descubrió en Don Quijote...(I 52 ; 1266b). »Perecía de risa la duquesa en oyendo hablar a Don Quijote...« (I 32 ; 1384a). »Mirábanla todos los que presentes estaban que estaban muchos y [...] fué gran maravilla y mucha discreción poder disimular la risa« (II 32 ; 1384b). » A esta sazón, sin dejar la risa, dijo la duquesa« (II 32 ; 1389a). »... no poco gusto recibieron los oyentes...« (II 33 ; 1389a) »las razones de Sancho renovaron en la duquesa la risa y el contento« ...(II 33 ; 1392a). » Reventaban de riza con estas cosas los duques« ...(II 38 ; 1404a). »Las cartas fueron solemnizadas, reídas, estimadas y admiradas" (11 52 ; 1454b).

Spectateur lui-même de ce double spectacle, le lecteur est appelé à se divertir :« Real y verdaderamente todos los que gustan de semejantes historias como ésta deben de mostrarse agradecidos a Cide Hamete »(II 40 ; 1407a) ; « Deja, lector amable, ir en paz y en hora buena al buen Sancho y espera dos fanegas de risa que te ha de causar el saber cómo se portó en su cargo »(II 44 ; 1421a).

Dans ce contexte d’incessante comédie, le thème de l’enchantement n’est qu’un recours théâtral qui permet d’alimenter plus sûrement le scénario que les spectataeurs/actants et les meneurs de jeu ne cessent de proposer au couple vedette. Il n’est que le masque derrière lequel s’occulte à son tour le masque carnavalesque. Un exemple entre bien d’autres possibles : tandis que Doña Rodriguez et sa fille percent à jour la comédie montée par le duc (« Este es engaño ; engaño es éste ! ; A Tosillos el lacayo del duque, mi señor, nos ha puesto en lugar de mi verdadero esposo !... »), pour Don Quichotte ce sont les enchanteurs qui « han convertido el rostro de vuestro esposo en el de ése que decís que es lacayo del duque ».(II 56 ; 1466b). Le thème de l’enchantement, et avec lui l’univers chevaleresque, sont récupérés par la pensée carnavalesque, elle-même objet de regard et thème
de comédie. Cette intégration de la culture populaire comique dans une pratique culturelle qui lui est, à l’origine, étrangère, se retrouve en d’autres endroits du texte et sous d’autres formes ; c’est ainsi qu’à l’occasion des noces de Camacho el rico les invités assistent à une série de danses, carnavalesques, les premières (danza de espadas), « de artificio », la dernière(« de las que llaman habladas ») écrite par un « beneficiado » du village, et qui, sous forme d’allégorie, reprend en partie le contenu thématique de l’épisode, en opposant au dieu Cupidon, l’Intérêt. Or l’essentiel du décor est mis en place par quatre sauvages, c’est-à-dire par des figures typiquement carnavalesques : « delante de todos venía un castillo de madera a quien tiraban cuatro salvajes, todos vestidos de hiedra y de cáñamo teñido de verde tan al natural que por poco espantaran a Sancho »(II,20 ; 1341b). Les mêmes personnages interviennent à la fin de la danse pour ramener la paix et remonter le château détruit :« Pusiéronlos en paz los salvajes, los cuales con mucha presteza volvieron a armar y a encajar las tablas del castillo y la doncella se encerró en él como de nuevo.. »(Ibid, 1342a). Si on exploite jusqu’au bout le sème de l’allégorie on trouvera symbolique la présentation de ces quatre figures carnavalesques mises au service du meneur de jeu, déconnectées de l’ensemble culturel populaire dont elles procèdent et ravalées à un rôle ancillaire de simples accessoires de théâtre. Dans une certaine mesure elles jouent au sein de cette représentation le rôle que joue la scène carnavalesque dans la macrostructure.

Ce spectacle en quoi consiste-t-il ? Est-il possible de le réduire à un schéma ?
Je partirai ici d’un élément de base du récit qui correspond généralement aux dénouements des épisodes qui décrivent le héros au moment où il roule dans la poussière :« y fué rodando su amo una buena pieza por el campo »(I 4 ; 1048b)« que fue rodando muy mal trecho por el campo »...(I 8 ;1047b) ; « Verdad es que al segundo toque dieron con Sancho en el suelo y lo mismo le avino a Don Quijote »(I 15 ; 1080b/1081a) ; « ...Tal fue el golpe primero y tal el segundo que le fue forzoso al pobre caballero dar consigo del caballo abajo » (I 18 ; 1094b) ; « ... que el pobre Don Quijote vino al suelo muy mal parado » (I 52 ; 1266b) ;« y la silla y él vinieron al suelo no sin vergüenza suya y de muchas maldiciones.. »

On reconnaîtra dans ces différents passages un schéma narratif carnavalesque (détronisation du roi bouffon) qui s’articule, ici, sur l’arrogance et les prétentions comiques du héros, lesquelles réalisent le premier terme également traditionnel de l’intronisation.
Ce schéma s’intègre, dans certains cas, dans un ensemble complexe qui correspond à ce qui nous intéresse. Tel est le cas de l’épisode des galériens qui décrivent un cercle autour de leur libérateur avant de le lapider. L’image du cercle entourant le personnage central fait partie de la mise en scène de l’intronisation :
« para que [...] se cobre nombre y fama tal que cuando se fuese a la corte de algún gran monarca[...] y que, apenas le hayan visto entrar los muchachos por la puerta de la ciudad cuando todos lo sigan y rodeen dando voces diciendo : Éste es el caballero del Sol’... » ce voeu de D.Q. se réalise lorsqu’il entre dans Barcelone (« comenzaron a hacer un revuelto caracol al derredor de Don Quijote » II, 71 ;1485a) mais les choses se retournent à ses dépens : « y encerrándole todos en medio, al son de las chirimías y atabales, se encaminaron con él a la ciudad al entrar de la cual el malo, que todo lo malo ordena y los muchachos que son más malos que el malo, dos de ellos traviesos y atrevidos, entraron por toda la gente y alzando uno la cola del rucio y el otro la de Rocinante, les pusiero y encajaron sendos manojos de aliagas[...]Sintieron los pobres animales las nuevas espuelas y apretando las colas aumentaron su disgusto de manera que dando mil corcovos, dieron con sus dueños en tierra. » Ibid., 1485a)

Le schéma de cet épisode ne fait que déconstruire l’image valorisante du cercle projetée par Don Quichotte. Or ce cercle est un cercle de regard, que ces regards soient admiratifs, narquois ou hostiles. Je reviens par là à la notion de public. celui-ci peut être soit spontané soit suscité et il s’amplifie au fur et à mesure que se développe le récit : déjà vaste à l’occasion des diverses représentations organisées par le duc et la duchesse, il l’est plus encore, semble-t-il, dès qu’on arrive à Barcelone.. Il s’agit, comme au palais du duc d’un spectacle organisé pour amuser les foules soit par Roque Guinarrt, soit par don Antonio Moreno. pour ces festivités de la saint-Jean, don Quichotte est un véritable mannequin vivant qu’on promène sous les quolibets de la foule :
« Aquella tarde, sacaron a pasear a Don quijote no armado sino de rúa, vestido un balandrán de paño leonado que pudiera hacer sudar en aquel tiempo al mismo hielo [...] y en las espaldas, sin que lo viese, le cosieron un pergamino donde le escribieron con letras grandes : ’Éste es don Quijote de la Mancha ! » (II, 72 ; 1487a)
Solitaire dans sa folie, Don quichotte est un objet de raillerie, inconscient de ce qui se déroule. Entre cette foule en liesse et lui-même rien de commun, tout au contraire : comment ne pas songer en effet à une sorte de chemin de croix parodique où serait déconstruit un ’Ecce homo’. (« Éste es Don Quijote de la Mancha ! ») ? Mais précisément ce qui frappe souvent dans les scènes de ce genre c’est la rupture explicite qui sépare le public de l’acteur malgré lui qu’est le protagoniste, la mise en ecène d’une véritable rampe invisible qui confronterait des émotions et des affectes contradictoires. Le texte exprime cet écart, cette ligne de démarcation de façon particulièrement claire :«  »Gran gusto recibían los duques del disgusto que mostraba tomar el buen religioso(...) y Don Quijote se estaba consumiendo en cólera y rabia« ...dans le même temps, » Los señores disimularon la risa...« Que l’on songe encore à la dispute du héros avec le chevrier amoureux de Leandra (I 52) : »mas el Barbero hizo de suerte que el cabrero cogió debajo de sí a Don Quijote sobre el cual llovió tanto número de mojicones que el rostro del pobre caballero llovía tanta sangre como del suyo. Reventaba de risa el canónigo y el Cura, saltaban los cuadrilleros de gozos«  » impedido por la risa que su impertinente cólera (del religioso) le había causado. Acabó de reír y dijo a Don Quijote..« (II 32 ; 1383a). » Perecida de risa estaba la duquesa viendo la cólera y oyendo las razones de Sancho" (II 32 ;1387b).

Cette barrière entre les rieurs et ceux dont on rit reconstruit, à un autre niveau, la ligne de démarcation que nous avons vue séparer l’expérience de l’imaginaire. Or, ce fait structurel est, ici encore, aux antipodes de la pensée carnavalesque qui perçoit la communauté comme un tout unitaire. « En fait le carnaval ignore toute distinction entre acteurs et spectateurs. Il ignore aussi la rampe, même sous sa forme embryonnaire. Car la rampe aurait détruit le carnaval( et inversement la destruction de la rampe aurait détruit le spectacle théâtral). Les spectateurs n’assistent pas au carnaval, ils le vivent tous parce que de par son idée même il est fait pour l’ensemble du peuple »(Bakh.Rab.15). Dans tous les épisodes du Quichotte que j’ai évoqués, le point de vue du narrateur est extérieur, à l’extérieur du couple carnavalesque dont il se rit en compagnie des autres personnages, à l’extérieur de l’espace carnavalesque originellement conçu comme non fractionnable.

La matière carnavalesque se présente donc comme un objet de regard, au même titre, semble-t-il, que la matière chevaleresque. On peut s’interroger à partir de ce constat sur le rapport qui unit une pratique sociale à une pratique discursive et littéraire.

Dans l’organisation de ces différents spectacles que l’on fait jouer à Don Quichotte l’identité des meneurs de jeu est-elle significative ? Ce serait en ce cas le curé (plus le barbier), le duc et la duchesse, don Antonio Moreno essentiellement. On laissera en effet de côté l’aubergiste, qui entre dans le jeu du protagoniste mais n’invente pas de scénario et, de même, Roque Guinart, qui se contente de mettre en place des circonstances propices au spectacle. Les autres, au contraire des premiers, manipulent, exploitent, inventent des thèmes narratifs qui impliquent un matériau carnavalesque, et à ce titre on peut ajouter à cette série, le « beneficiado », qui est l’auteur de la « danza de artificio » jouée aux noces de Camacho. On opposera ainsi, de ce point de vue, le groupe clergé+ aristocratie au groupe Hobereau+paysan censé représenter les masses rurales, ce qui nous conduit à cette remarque à savoir que la classe dominante fait jouer au monde rural un rôle qui correspond à ses stéréotypes culturels qui lui sont attribués comme originellement siens. Ni l’aristocratie ni le clergé ne s’impliquent en quelque moment que ce soit dans cet univers culturel où se trouve projeté au contraire le monde rural comme l’objet d’une vision comique.

Je suis frappé de la coïncidence qui ressort de l’étude qui précède avec la lecture que j’ai proposée du Buscón ; le schéma qui organise l’épisode carnavalesque est le même : un personnage ou un groupe au centre d’un cercle la plupart du temps hostile ; des rapports explicites avec la pratique inquisitoriale (épisode Altisidora, 11, 69) une articulation implicite entre le festif et le répressif, la présence de la figure du bouc émissaire... Sans doute convient-il d’ajouter que, contrairement à ce qui est observable chez Quievedo, ici rien n’est aussi systématique. Il n’en reste pas moins que c’est apparemment de façon similaire qu’une même pratique sociale se projette dans les deux textes, même si cette projection fonctionne, par la suite, de différentes façons. Si on accepte la thèse que je présente à propos du Buscón, à savoir que le point de vue de l’instance narrative renvoie à l’idéologie aristocratique qui manipule le matériau carnavalesque, comment ne pas voir la confirmation de ce fait dans la lecture de Don Quichotte qui précède ? Dans les deux cas la mentalité aristocratique rejette ces traditions folkloriques, les perçoit comme étrangères à elle-même, les utilise comme mode de caractérisation indirecte des classes inférieures. Une différence cependant mais essentielle : articulées sur le carré de figures que j’ai mis à jour ces traditions du comique populaire, tout dynamiques et libératrices qu’elles soient, semblent ouvrir sur un avenir non problématisé, alors qu’elles sont vectrices d’angoisse dans le Buscón ; n’est-ce pas parce que, chez Quevedo, elles apparaissent, parce que saisies dans un contexte urbain, comme les attributs spécifiques d’une classe en pleine ascension, ou du moins vécue comme étant en pleine ascension. Dans l’espace rural au contraire, majeurement convoqué par Don Quichotte, l’alliance de la paysannerie et de la bourgeoisie n’est pas pressentie : ni le folklore comique populaire ni les masses rurales ne sont encore des enjeux.

Extrait de Sociocriticism, Vol.IV-2, 1988 - Repris dans : Edmond Cros, « De l’Engendrement des formes », Montpellier, CERS, 1990 (En vente à : Centre d’Études et de Recherches Sociocritiques, CERS, 87 rue de la Chênaie, Montpellier,34090, 18 euros). Version espagnole dans : Ideosemas y Morfogénesis del Texto - Literaturas española e hispanoamericana, Frankfurt amMain, Vervuert Verlag,1992 (Épuisé)
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Posté le 30 novembre 2006 par Edmond Cros
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