Afrique et Histoire : le sujet culturel gabonais

Analyse des nombreuses « béances » du texte dans le roman gabonais révélatrices des multiples facettes contradictoires de la présence de l’Histoire.

On voudrait contribuer à réfuter le discours prononcé à Dakar par le président Nicolas Sarkozy, le 26 Juillet 2007 et selon lequel « l’homme africain n’est pas encore assez entré dans l’histoire ». L’homme africain baigne dans l’Histoire depuis ses origines. On a choisi de le montrer à travers le roman gabonais, dernier venu dans l’horizon culturel africain. On peut y lire une Histoire tourmentée dans laquelle la venue du colonisateur représente une étape tardive au sein d’une continuité temporelle dont les facettes multiples incluent des ruptures profondes dépendant de facteurs topographiques et géopolitiques autant qu’humains. C’est pourquoi le « sujet culturel » y présente une originalité spécifique. En mettant en scène sous des modalités variées les écarts, et les « béances » qui ont marqué son Histoire, le romancier gabonais crée un type d’écriture romanesque dont la dynamique s’enracine dans l’ expérience de ces contradictions, inscrites dans le texte sous de multiples registres sémiotiques. Il montre ainsi, par les ruptures narratives ou les « déphasages » à travers lesquels il fait glisser les unes sur les autres les diverses temporalités, originelle, coloniale, post-moderne, que rien ne lui est étranger de cette conscience historique qu’on lui dénie.

Jeanne-Marie CLERC

On sait la « stupeur et l’indignation » qui ont accueilli le discours prononcé à Dakar par le président Nicolas Sarkozy, le 26 Juillet 2007. La conception raciste de l’hyperprésident affirmant, entre autres, que « l’homme africain n’est pas encore assez entré dans l’histoire », a suscité maints remous dans l’opinion africaine et chez tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique. Pour avoir eu l’honneur récent de contribuer à la découverte d’une culture africaine encore trop peu connue, la culture gabonaise, à travers l’émergence récente d’une forme de roman qui lui est spécifique, je voudrais tenter d’apporter une petite pierre à la réfutation de ce genre d’idées reçues qui déshonorent l’Occident.
Il est peut-être possible d’y voir un aspect de ce que Edmond Cros apelle « déphasage », c’est-à-dire le « mode » sur lequel s’articulent « les uns sur les autres », dans le discours, des « temps historiques distincts [1] ». « Ces espaces de disjonction, écrit-il, sont transcrits dans le tissu textuel par des béances qui s’expriment en termes de contradictions ». Superbe formule qui rend bien compte, ici, de l’impulsion déconstructrice provoquée par le recours sarkozien (inspiré, on le sait par son conseiller, M.Guaino) à une « doxa » coloniale que tout discours « vivant » sur l’Afrique d’aujourd’hui ne peut que réfuter. La démonstration d’Edmond Cros s’attache à repérer ces contradictions au sein d’ un même texte. Or, ce sont bien elles qu’on peut observer dans le roman gabonais, tard venu dans l’horizon culturel africain et qui présente l’originalité d’unir plusieurs « strates » de discours, révélateurs de la complexité historique des mentalités africaines post-coloniales.

Ces « béances » du texte y sont nombreuses, donnant à voir, selon la formule d’Edmond Cros « des indices majeurs de la présence de l’Histoire ». En cela, elles réfutent complétement l’absence d’Histoire dénoncée par le président français. L’homme africain baigne dans l’Histoire depuis ses origines. Histoire tourmentée dans laquelle la venue du colonisateur représente une étape tardive au sein d’une continuité temporelle dont les facettes multiples incluent des ruptures profondes. Celles-ci peuvent apparaître comme disjonctives car elles dépendent de facteurs topographiques et géopolitiques autant qu’humains. C’est pourquoi le « sujet culturel » y présente une originalité spécifique.
D’abord parce que, plus que partout ailleurs, le sujet africain, dès la naissance, se trouve investi dans le « déjà là » d’un pays et d’une tradition qui le pré-déterminent. Ceci est particulièrement vrai du sujet gabonais, enraciné dans un réalité géographique particulière, la forêt équatorienne. Celle-ci communique à l’homme son rythme et son langage, comme en témoigne ce passage du roman de Jean Divassa Nyama, Le Bruit de l’héritage, imprégné d’un symbolisme qui permet au narrateur de suggérer l’intimité des êtres à travers l’étroitesse de leur lien avec la nature :

« Ikapi compare sa femme à cette lagune qui s’écoule le long de Muile. Le courant les fait dériver ensemble à travers les mangroves (…). Les mouches tsé-tsé volent avec leur frou-frou au-dessus de leurs têtes (…). Elle n’entend que le bruit des cascades qui gargoulettent à travers les rochers (…). Au loin, le chant d’un perroquet se mêle aux voix des singes et des gorilles qui font battre le cœur (…). Les vagues les entraînent vers des horizons lointains (…)… Elle entend le clapotis de l’eau et le bruit de la pagaie. Elle sent le piroguier qui monte et descend pour mener la pirogue… [2] ».

La comparaison, explicite au début du texte, puis prolongée ensuite de façon implicite, permet d’établir la similitude entre la femme et l’univers aquatique mais aussi la plénitude de cette communion entre les hommes et le monde où ils vivent, et qui les fait vivre. Comme l’écrit le géographe Roland Pourtier, « les gens de brousse évoluent en faisant corps avec une enveloppe végétale intimement apprivoisée où tout est devenu signe » .

Cette évocation d’un espace, où l’eau joue un rôle fondateur, en même temps que la forêt où elle trace ses passages, constitue donc un texte sémiotique où peut se lire l’imprégnation par une temporalité mythique. En effet, l’histoire des origines s’enracine dans la topographie, comme le démontre le roman de Laurent Owondo, Au bout du silence. On voit s’y greffer, à travers la parole du narrateur devenu conteur, l’épopée « animiste » propre au monde noir, qui constitue, selon Yamba Elie Ouédraogo, « l’expression brutale de la communauté d’essence qui unit les choses, les êtres et les hommes »
Dans le texte d’ Owondo, l’histoire énoncée par le personnage appelé symboliquement Ombre est celle de ce peuple « sans songes » affronté à la poursuite impitoyable de l’Ogresse Ndjouké et qui se met à « déferler », s’ éparpillant « dans les paysages à la démence fertile », s’arrêtant au moindre « point d’eau sous le ciel incandescent », s’y divisant entre ceux qui s’installent, « arc-boutés sur la clémence des dieux », et ceux qui poursuivent « sur le chemin, la plaine soudain verdoyante ». On reconnaît là des éléments de l’épopée Mvettt qui évoque, à une époque situable aux environs du XV° siècle, le grand exode attesté historiquement de l’ethnie Fang. Vivant originairement dans un milieu de savane, elle fut obligée de fuir sous la pression des féroces guerriers Masaïs qui la poussèrent vers le sud . Laurent Owondo appartient à l’ethnie Myéné. Mais il témoigne que l’épopée Fang, même si elle fait l’objet de réappropriations par chacune des ethnies bantoues, est respectée pour l’essentiel des grands traits de sa mythologie. Il est donc particulièrement intéressant de suivre, dans le roman gabonais contemporain, les résurgences et variations de ces mythes fondateurs.

Ce qui séduit l’auteur, ici, c’est la poésie du chant épique tel qu’elle est « jouée » par le chanteur de mvett. Il affirme notamment que « donner à voir un monde par les mots est une des ambitions que s’offrent en partage le joueur du mvett et l’écrivain gabonais » . On voit ici comment la conscience de l’écrivain africain rejoint celle, prééxistente, de ce producteur de signes qu’est le joueur de mvett, instrument de musique à cordes, connu depuis l’ancienne Égypte, et qui accompagne l’ensemble des récits guerriers à l’origine de la culture des Fangs. Selon la légende, en effet, les Fangs, durant leur longue migration vers le sud, en butte aux attaques meurtrières des tribus qui les pourchassaient, virent un de leurs notables, Oyono Ada Ngone, atteint par les flèches ennemies, tomber dans le coma. Le peuple emporta le corps inerte dans ses pérégrinations, perdant progresivement l’espoir en l’avenir au fur et à mesure des obstacles à surmonter. Or, durant son coma, Oyono Ada vit un esprit venir à lui et lui remettre une sorte de lyre censée réveiller le peuple et lui redonner espoir par le chant d’histoires fabuleuses. Lorsqu’Oyono Ada se réveilla, il narra sa rencontre étrange et se mit à fabriquer l’instrument de musique. Lorsqu’il commença à effleurer les cordes, la magie opéra et le peuple retrouva sa force et son espoir. On constate donc ici l’importance d’un autre matériau sémiotique qui sera soumis à toutes les vicissitudes socio-historiques : la musique.

En effet, il faut noter l’importance de la perception auditive dans cet univers de la forêt où la vision se trouve arrêtée par l’encerclement des arbres. Ce n’est sans doute pas un hasard si cet art gabonais, qui avait atteint un haut degré de perfection avant la colonisation, n’a subsisté pendant longtemps qu’à travers la musique et la danse. Comme l’écrit Roland Pourtier, « la culture a trouvé refuge dans l’impalpable des sons et les rythmes du corps » . C’est tardivement par rapport aux autres pays d’Afrique, que le roman est apparu, redonnant toute sa signification symbolique à une perception auditive restée intériorisée et manifestée par les corps, mais échappant à toute parole, depuis que la colonisation y avait introduit le doute et la confusion. D’autre part, l’ethnomusicologue souligne « la puissante cohésion spirituelle de ces sociétés » qui se traduisait par une unanimité investie dans « la haute fonction de la musique » . En elle se concrétisait le dépassement de l’individu au profit d’une communauté toute puissante. Or, la perspective romanesque introduite par l’Occident repose, on le sait, sur le triomphe de l’individu. On peut s’interroger sur le processus d’adaptation né de cette contradiction. Comment le je individuel promu par le langage romanesque importé d’aileurs peut-il « s’arranger » avec ce « déphasage » que constitue pour lui la nécessaire présence des perceptions non plus linguistiques mais auditives héritées du nous de la tradition ?

La musique est partout présente dans le roman gabonais contemporain, à travers les chansons et les cantiques, à propos de toute fête chrétienne ou animiste, cérémonie rituelle, culte rendu aux ancêtres etc. Cette présence est encore attestée à l’occasion d’événements plus mineurs mais caractéritiques comme cette « fameuse mélodie des têtes mal rasées » qui accueille le narrateur de Biboubouah à la veille de la rentrée des classes, alors que son oncle Zué vient de lui raser le « gâteau de teigne » qui lui envahissait la tête, « à l’aide d’un tranchant tesson de bouteille » :

« Ntuign ! Ntuign bangong gong ! (crâne rasé.n.r.)

Ntuign bangong gon

Nos pères défrichent ! Kié !

Nos mères sèment les courges ! Yâh !

Une voix de stentor derrière les monts clame :

Ntuign ! Bangong gong !

Bangong gong ! Bangong gong ! Bangong gong ! »

Si la mélodie est qualifiée de « fameuse » c’est que le rituel était courant chez tout nouvel élève, dans ces villages de brousse où l’hygiène était ainsi pratiquée de façon radicale. L’inscription des résonances dans le texte tend à lui donner une valeur imitative qui en renforce la vraisemblance et le comique.
Mais la musique figure rarement seule : elle est pratiquement toujours accompagnée de danse, comme c’est le cas pour ces nuits de fête, telle la nuit de Nkombé, évoquée par Okumba-Nkoghé dans Les chemins de la mémoire. On y voit le héros Pepo, venu de la ville et ignoirant des traditions, y attendre impatiemment la fin de la performance du danseur pour que commence le récit épique. Mais

« L’usage voulait qu’au commencement de la soirée, on réchauffât les cœurs par chants et danses (…). Pour le moment, Onguélé chantait et dansait. On s’étonnait qu’à cet âge, il pût encore remuer avec cette agilité, mimant ainsi ndjobi, ongala et ngoye, rythmes qui lui avaient été enseignés parmi le silex et les ronces. Mais Pepo, dans son impatience, souhaitait qu’il en vînt au conte, ignorant que celui-ci ne valait que par la mélodie qui le soutenait, ne sachant pas que toute danse est une prière, que les mouvements d’Onguelé reprenaient ceux qui avaient permis à Suumbu de surmonter les obstacles et de toucher le fond de son errance »

Si le conte ne vaut que par la mélodie qui le soutient, c’est parce que beaucoup de langues africaines, dont le fang, sont polytonales, chaque syllabe y revêtant plusieurs sens différents selon la note sur laquelle elle est dite. De sorte que la différence y est parfois imperceptible entre le chant et la parole. S’y ajoute le rythme de la danse qui, scandant celui du discours, lui ajoute son propre sens. De sorte qu’on a affaire à un syncrétisme étroit entre les formes d’expression qui se rejoignent au sein du même rituel sacré, d’où l’affirmation que « toute danse est prière », mimant ici le souvenir de l’ancêtre, dans son errance parmi les peuples pour y éprouver « la culture et l’art guerrier de celui de son père ». De sorte que le récit de l’épopée fondatrice est étroitement solidaire du chant de la cithare qui l’accompagne et le crée, en même temps que de la danse de celui qui le mime. Texte sémiotique complexe que le romancier peine à traduire en simples mots.

Ainsi, les protagonistes de ces romans apparaissent comme immergés dans un contexte collectif s’exprimant à travers la multiplicité des signes qui les environnent. À la topographie s’ajoutent la musique et les rythmes mais aussi les couleurs qui, plus que les autres signes, revêtent une valeur sacrée.
Dans son évocation de l’épopée mvett, le roman Au bout du silence synthétise symboliquement l’image des ennemis à travers celle, unique, de l’ Ogresse qui surgit, se confondant avec les pluies de flèches lâchées par « les guerriers ombrageux ». On nous décrit longuement l’errance du peuple poursuivi. « Amenuisée mais refusant la défaite, la horde continue, avançant au hasard ». C’est ainsi que les hommes passent insensiblement de la plaine à la montagne, « pente raide que la horde escalada comme on agonise ». Là, « leurs yeux s’emplirent de vert sombre », celui peut-être de la forêt où s’incarne une nouvelle fois l’Ogresse qui, ainsi, les rend aveugles et les force à se coucher, vaincus, soumis. Seul, l’un d’eux garda les yeux ouverts :
« Loué soit-il, dit Ombre, loué soit celui-là qui fixait droit devant lui et vit sur le versant du promontoire dévalant vers la vallée où l’Ogresse attendait, un ruissellement ocre et kaolin » .

De sorte que, à travers des échos de l’épopée Mvett, se dit le récit primordial de la grande aventure que fut la domestication de la forêt pour des populations issues des régions de savanes. Le géographe Roland Pourtier évoque ce « moment décisif, celui où un peuple se repense à la charnière entre deux univers, celui de la savane des origines, celui de la forêt à affronter ». Il définit ainsi une « pratique sensorielle de l’espace » , un « savoir des lieux » imprégné par la « trace des craintes ancestrales ». Le récit épique racontant l’apparition du symbole-clé, l’alliance des deux couleurs ocre et kaolin, qui imprègne tout le roman, s’inscrit dans cette cosmogonie. Dans cette histoire de la conquête du territoire s’exprime la concrétisation d’ « un sentiment obscurément sacré de toucher au mystère d’une nature d’avant les hommes, profuse et confuse, enracinée au fond des âges » .

C’est alors que la vision se fait parole et que les couleurs deviennent discours pour ce héros des origines, le seul à avoir su garder les yeux ouverts :
« Et comme si ce qu’il voyait lui tenait discours, il se leva au milieu des râles, alla prendre un peu des deux substances surgies du ventre de la terre, s’en frotta le visage et proclama qu’il savait pourquoi l’ocre et le kaolin emplissaient ses yeux à cet instant précis. »

Ainsi, dès la fin du second chapitre du roman, nous est donnée la clé du noyau symbolique autour duquel s’organise la diégèse et qui revient comme une thématique récurrente, constamment énigmatique. Le kaolin, substance argileuse qui enduisait les « masques blancs » du mukuyi , poétiquement présenté par le narrateur comme « la couleur du ciel à l’aurore », s’unit à l’ocre « couleur du sang coagulé ». On sait que, utilisé dans le rite du bwiti et le culte des ancêtres, le rouge connotait plus particulièrement les valeurs propres au monde féminin comme le sang, le blanc se rapportant plutôt au sperme ou à la mort . Mais ce qui importe, lors de ce surgissement conclusif du récit épique, c’est que les couleurs dont le héros se frotte le visage, comme le feront les masques, sont issues du ventre de la terre, scellant ainsi une alliance définitive entre les hommes et le cosmos :

« Comprenne qui peut comprendre mais Ombre disait loué, car voilà le début de l’alliance entre la montagne et ceux qui s’enfoncèrent dans l’immense voûte végétale qui n’admet de logique que la sienne. Loué dit encore Ombre, car voilà le point de départ d’une longue lignée ; celle de ceux qui, suffoquant dans cette contrée aux rigueurs de marâtre, ne perdent jamais de vue le chatoiement qui naît du voisinage de l’ocre couleur du sang coagulé et du kaolin couleur du ciel à l’aurore »

Ainsi, la Parole qui sait, celle de l’initié, naît de l’alliance des deux couleurs sacrées, issues de la matière et communiquées au visage humain. Elle surgit au terme d’une longue aventure d’errance et de tribulations, illuminant soudain le silence d’une gerbe chatoyante où perception visuelle et perception auditive se confondent. Or, on sait , depuis les magnifiques expositions du Musée Dapper à Paris , que les masques gabonais, figures de reliquaires liés au culte des ancêtres, apparaissent parmi les œuvres les plus abouties de l’art africain. Omniprésents dans la vie sacrée ou festive des peuples du Gabon, ils font se côtoyer des formes naturalistes, expressionnistes ou géométriques valorisées par les couleurs fondamentales que sont le blanc et l’ocre rouge . À travers eux, le corps de l’initié, qui en était recouvert, abandonnait les repères du quotidien pour pénétrer dans un autre univers, celui des esprits.
On voit donc que tout un matériau sémiotique fait de couleurs et de musique, acquis au gré des constructions mythiques où s’enracine l’histoire des peuples bantous, s’organise formellement autour d’un sujet romanesque dont l’identité culturelle apparaît constituée par le jeu premier de ces éléments « transindividuels ». C’est peut-être une des caractéristiques du roman africain adapté tardivement du roman occidental de n’avoir acclimaté que partiellement l’individualisme qui fonde la forme romanesque telle que la connaissent nos littératures. Car, on sait que, en Afrique, le collectif de l’ethnie ou de la tribu précède l’individu. L’originalité de ce roman gabonais d’apparition tardive puisque inconnu avant les années 80, est précisément de mettre en scène les ruptures, les « béances » qu’introduisent dans ce collectif originaire les surgissements difficiles d’un « je » qui se cherche psychologiquement contre ce « nous » prédominant à la fois géographiquement et historiquement. Plus que d’autres, le roman gabonais est un espace de contradictions car il offre simultanément le spectacle de ces temporalités antagonistes dans lesquelles se meuvent les sujets culturels, selon qu’ils sont hommes ou femmes, qu’ils vivent au village ou à la ville, qu’ils vivent au contact de la tradition ou qu’ils sont adaptés à la modernité.

Laurent Owondo met en scène l’histoire d’Anka qui, après la mort du grand-père, parti sans lui donner les yeux pour voir derrière les choses, va se confondre avec celle des « déguerpis » chassés du village par la modernité triomphante. Mais son originalité tiendra à la posture psychologique délibérément adoptée par l’enfant qui, se sentant trahi par l’abandon de l’aïeul, se laisse mourir. Ramené à la vie par la sorcière au miroir, il prend « son parti de ne plus rien exiger » :

« Puisque Tat’ était parti sans lui donner ses yeux, rien, se dit-il, n’avait plus d’importance. Rien, sauf peut-être cette respiration qu’il faillit perdre. Désormais, il voulait prendre le monde tel qu’il s’offrait, sans s’étonner, sans chercher à savoir ce qu’il y a derrière toute chose. C’était, pensait-il, la seule manière de se passer de l’aïeul et de ses yeux ».

Dorénavant, la rupture avec cet invisible pressenti dans les yeux de l’aïeul, à la veille de sa mort, s’accomplit en même temps que l’exil du village vers la ville. Cette dernière représente le triomphe d’un visible sans autre enracinement que purement matérialiste : il n’y a rien derrière les apparences. Cette déchirure dans l’horizon mental du protagoniste, cette « béance » historique inscrite au cœur de son processus vital se traduit dans le texte par le bruit opposé au silence du grand-père, à celui du village, et à celui de l’enfance attentive dans les yeux de l’aïeul.

Il y a comme une sorte de crescendo du bruit qui se manifeste déjà, avant le départ du village, dans « l’écho de ce qui se murmurait » apporté par le vent et qui se transforme en « un étrange bruit » se répandant partout. La République, elle-même, à travers ses affiches dont les tampons représentent « une redoutable divinité », se met à parler aux « oreilles attentives » des villageois, par le biais des « lettres noires » traduites par ceux qui savaient lire. Elle « insistait », elle « promettait ». « À ces instants-là, pas une seule voix ne s’élevait pour contredire… ». Et « Anka qui n’était pas sourd se contenta d’écouter ».

L’ « usurpateur » qui finit par arriver, ne voulut « rien entendre », des larmes et des lamentations de ceux qu’il venait expulser. Et le chapitre se termine sur l’évocation du rire de Kota, le père, « que personne ne pouvait faire taire » , suivi d’un silence qui le laissa muet pendant des semaines, ainsi que des hurlements d’Anka le voyant frappé par les soldats. De sorte que le vacarme cruel qui accompagne l’expulsion rompt soudainement la dialectique sacrée du silence et de la parole, où baignait le début symbolique du roman. Les sons réalistes entrent, quasiment par effraction, dans cet univers initiatique. Ils culminent dans l’évocation finale du « monstrueux vrombissement » des chenilles, ces « caterpillars » qui labourent le village pour y installer un autre monde, celui de la modernité. Le récit explicite le rapport inversé entre l’activité destructrice de la machine et la disparition définitive du grand-père, Rédiwa : « La machine s’ébranlait de toute sa masse. Elle avançait puis reculait pour mieux éventrer. Ce n’était pas la case en terre battue qui s’effondrait, c’était Rédiwa qui mourait pour de bon ».

Cette extermination de l’Ancien, hommes et traditions, se prolonge dans la curieuse détermination du personnage qui, face au nouveau décor de Petite Venise, le bidonville où il se retrouve expulsé, lui et sa famille, n’entend, malgré les multiples nuisances sonores qui l’environnent, qu’un silence définitif : « Ici tout lui semblait muet, (…) tout était muet parce que fait pour l’être. (il n’y avait) rien de plus que ce qu’il voyait » . Espace de contradiction où le vacarme ambiant ne révèle que le silence des choses réduites à leur apparence consommable.

L’originalité du roman est de mettre l’accent sur la paradoxale complicité du personnage, entrant dans cette modernité, muette parce que coupée de tout au-delà métaphysique, en pleine connaissance de cause et avec la farouche détermination du désespoir :

« Alors, face à son père et à sa mère, Anka se dressa avec la férocité d’un animal défendant son territoire (…). Il se dressa contre eux qui voulaient rompre le silence des choses qu’il souhaitait éternel (…). Il se mit à hurler en silence qu’il n’y avait rien, rien d’autre que ce qu’il voyait ».

Ainsi disparaît l’invisible pour celui qui, plongé dans le monde moderne, s’en empare jalousement comme un animal défendant sa proie. En même temps, se rompt le lien qui unit parents et enfant, ce dernier pactisant avec l’univers nouveau qu’il a pressenti en voyant les machines. Comparé à un « enfant d’hyène », il est montré disant qu’ « elle était belle l’œuvre des chenilles ». Le caractère commun à l’hyène et à la chenille, dans cet univers métaphorique à portée symbolique, est la puissance dévoratrice qui se communique ainsi, prophétiquement, au protagoniste Anka. Il sera désormais présenté dans sa volonté de ne rien laisser subsister, autour de lui et en lui, des vestiges du passé qui a nourri son enfance. Ce « hurlement silencieux » avec lequel il exprime son nouvel état d’esprit caractérise l’atmosphère oxymorique où le son exprime simultanément le fracas extérieur et la douleur intérieure opposés à ce désert silencieux du monde privé de communication dans lequel il se meut, coupé de toutes racines antérieures. De sorte que vacarme et silence vont coïncider, dans les descriptions à la fois savantes et poétiques, qui nous seront données de cet environnement complexe qu’est le faubourg misérable de Petite Venise.

Inversement, le « bruit de l’héritage », chez Jean Divassa Nyama, désigne l’abondance de cette parole enfouie -celle des ancêtres, celle des esprits bons et mauvais- qui entoure l’individu tout au long de son existence au village. Mais, pour les enfants partis vivre à la ville, il faut tout un apprentissage pour savoir entendre ces voix. Voix que la modernité a occultées derrière une idéologie moderniste et des comportements trop matérialistes pour ne pas se contenter des apparences immédiates d’un monde cacophonique, où les bruits de la tradition ne sont plus audibles. Le roman d’Okumba-Nkoghé, Le chemin de la mémoire , engage le lecteur sur une voie analogue, bien que la mémoire y soit évoquée à tous les niveaux, du souvenir récent, impossible à oublier, à la mémoire des anciens, incarnée dans la diversité des traditions. Entre temps Biboubouah de Ferdinand Allogho Oké , nous présente, la même année que Laurent Owondo, des Chroniques équatoriales à cent lieues du roman initiatique de ce dernier. Obéissant au modèle fang des « petites anecdotes pleines d’humour que les enfants se transmettent de génération en génération », l’auteur enchaîne les histoires apparemment sans ordre sinon celui que lui confère le conteur, l’oncle Zang, égrenant l’histoire de sa vie « pleine de surprises et de cauchemars ». Au travers de cette parole qui se veut proche de l’oralité des conteurs du Mvett, s’exprime la contradiction entre la recherche scripturale du professeur d’Université et l’expression d’une sagesse populaire, simultanément présents dans l’horizon culturel gabonais. Tous ces auteurs, malgré leurs différences stylistiques, contribuent à ce que Ludovic Obiang appelle « la relecture des mythes fondateurs ».

Il faut attendre Parole de vivant, roman d’Auguste Moussirou-Mouyama paru en 1992 , pour que la quête d’une écriture originale se fasse jour de nouveau à travers les transpositions poético-politiques d’un parcours autobiographique difficile à suivre pour le lecteur, car plein de ruptures narratives et d’allusions multiculturelles d’une richesse extrême. Le narrateur, viscéralement attaché, par son lien avec sa grand-mère, à une tradition simultanément pré-coloniale et coloniale, se trouve plongé dans les avatars douloureux d’une modernité illustrant la France et la Françafrique, mais aussi, élargissant le panorama culturel à l’histoire globale de l’Afrique, à travers un « symbolisme touffu », parfois hermétique. La parole y est drue, sur laquelle se détache d’autant mieux le silence imposé à celui qui veut raconter, par l’absence de mots pour dire et d’oreilles pour entendre. Le même souci d’écriture apparaît dans le roman de Marc Mvé Mekale Les limbes de l’enfer paru en 2002 . Spécialiste d’art poétique fang mais aussi de roman afro-américain puisque auteur d’une thèse sur Richard Wright, le romancier travaille sur l’humour et le calembour à travers le récit chaotique d’un héros écartelé entre ses souvenirs d’ancien combattant, rare survivant africain de Dien-Bien-Phû, et son parcours classique du village à la ville. On repère des allusions à d’autres romans contemporains gabonais comme Sidonie explicitement citée. De même, tout le début du roman semble se référer à celui d’Owondo, à travers le personnage de cet adolescent, Afane, « véritable chaudron submergé de questions inassouvies », et qui ne rencontre autour de lui que silences. Comme le héros d’Owondo, il nous est présenté partageant son temps entre l’école et les buissons, formule lapidaire qui décompose humoristiquement le lexème « école buissionnière ». Or c’était l’ occupation favorite du héros d’Owondo, Anka, à Petite Venise, le bidonville où l’avait conduit son exil hors du village natal. De même, on peut trouver des échos de Jean Divassa, entre autres, dans le thème de la réincarnation, humoristiquement illustré par celle d’une « âme noire » errant sous la forme d’une Tonkinoise, pour cet ancien combattant d’Indochine. Ainsi, les ancêtres sont présents à travers les innombrables allusions au bwiti et aux rites qui interrogent l’au-delà, mais ils sont évoqués sur un mode ironique qui permet la distance langagière et la recherche d’écriture.

De ce point de vue, le roman de Marc Mvé Bekale, apparaît comme une déconstruction humoristique de ses contemporains qu’il unit à d’autres références prestigieuses en une sorte de melting pot où le lecteur parfois reconnaît, parfois ressent une similitude avec quelque chose de familier mais dont il ne perçoit qu’un écho lointain. Il est intéressant de tenter de repérer le traitement parodique propre à la post-modernité dans ce type d’élaboration scripturale fondée sur la citation ou la référence implicite, depuis un point de vue satirique qui les métamorphosent. Témoin cette description de la ville : « Nous sommes à l’arrêt des cars. Il fait nuit. Une foule immense cancane et fourmille autour de moi », écrit le protagoniste des Limbes de l’enfer. Et il décrit l’ « impressionnante rangée de femmes assises derrière leurs denrées (qui) jacassaient dans des dialectes inconnus ». Lui qui, passé par l’école des Missionnaires, parle français, se fait houspiller par le conducteur du bus, le « motor-boy » : « Fous le camp avec ton français de baratin. » Et, se voyant confisquer son baluchon, en guise de billet, il invoque sa mère décédée : « Kié ! Ma mère ! Toi qui m’aimais tant, si le royaume d’outre-tombe est bien celui des omniprésents, aide-moi, aide ton sang en difficulté ». Texte significatif car, d’une part, il montre la diversité culturelle offerte par les langues parlées à la ville, où le français est minoritaire et peu respecté. D’autre part, il manifeste une croyance populaire Fang, la référence aux omniprésents renvoyant aux Immortels propres à l’épopée Mvett. Le mélange avec l’anglais lié à la technique automobile, et le « petit nègre » du vieillard qui vient au secours de l’enfant perdu en lui disant : « Oui pitit pour moi ! Moi fatigue. Allons dormitif », tous ces éléments, accumulés en peu de lignes, achèvent de brosser le portrait multiculturel de la ville gabonaise. S’y ajoutent, pour le romancier à la plume satirique, les diverses enseignes qui font pleurer de rire son narrateur :
« À mesure que le soleil arpentait le ciel, l’on voyait éclore mille ingénieries sur les devantures de magasins. « Ici Yadindon », « Là Yagabon », et plus loin, il y avait « Trocontruc », une « Parpaignerie » qui jouxtait une « Oignonnerie » et une « Pipissoire ». Biko lut, rit, relut et rit encore : « ICI YA BONDONG PERIGNON ». Il rit tellement qu’il avait mal au ventre ».

Les avatars de la francophonie écrite déchaînent facilement la verve polémique d’un discours où l’ on perçoit les échos d’une réalité trop vraie pour être inventée. Mais le mépris du narrateur pour cette rue qui « accouche de tous les délires », qualifiés d’ « africaneries », se prolonge jusqu’à une autre enseigne de « galerie marchande vouée au culte des masques. Biko tira de son cœur une pancarte striée d’apostrophes tout aussi folles : "africonneries ! ! ! » Le lecteur s’interroge sur la portée de cette déclaration intérieure qui ne peut que s’adresser aux masques rituels de la tradition. La suite du texte, soudain devenue plus tragique avec l’évocation d’un homme étendu râlant « sur les bords de la vie », ayant « trouvé asile dans les caniveaux », incite le rire de Biko, comme celui du lecteur, à se casser sur la constatation de l’universelle misère qui envahit la ville significativement appelée Sodoum, et la fait glisser « vers une pente où la raison s’égare ». Par-delà les jeux de mots qui scandent le paragraphe sur raison et « déraison d’une saison aux exhalaisons extrêmes », il semble qu’on atteigne ici un point fondamental du roman. Si « le tambour (y) bat du calembour », à l’image du tam-tam de la culture orale, c’est peut-être pour que, aux oreilles de ses compatriotes, cet « unique pamphlet d’appel au réveil » , selon la définition que donne de son livre Marc Mvé Bekale, résonne comme un retour à la raison. Car, écrit-il poétiquement, « tout battement d’aile est frémissement de la raison en l’être ». Et si « toute créature vivante » qui « interrompt la besogne et prend congé, fait ainsi parler l’Esprit en elle, alors Dieu devrait reprendre le pinceau ou quelque outil aux dents dures en vue d’une toilette radicale ». On est donc ici au-delà des masques et de l’héritage des ancêtres, face à la mort qui renvoie mythiquement à un Dieu fait Esprit davantage apparenté à celui de la Genèse, et dont la copie serait à revoir. La tradition se trouve donc récusée, au nom d’une rationalité qui écarte la superstition et, en même temps, du fait de la présentation parodique qui en est donnée, se moque d’un Dieu, créateur d’une œuvre aussi mal terminée. On voit comment ce jeu sur l’accumulation des déconstructions transcrit une conception du monde post-moderne qui se détache d’autres énoncés liés à d’autres temporalités, celles de la colonisation et de la Françafrique avec ses enseignes en pidgin, celle de la tradition et du culte des ancêtres avec ses invocations aux esprits. Ainsi, plusieurs points de rupture se trouvent inscrits dans le texte à travers les écarts entre les langues rapportées ou le « déphasage » entre les considérations philosophiques et métaphysiques mentionnées. Il y a là un dynamisme du texte qui provient de ces mélanges différentiels où la logique narrative se perd au profit d’une sorte de « melting pot » scriptural apte à traduire le métissage culturel propre à cette Afrique d’aujourd’hui.

Contrastant avec ces romans enracinés dans une réalité explicitement gabonaise, ou la transposant dans une réalité imaginaire analogue, le roman de Janis Otsiémi, Tous les chemins mènent à l’autre rappelle plutôt l’essai du philosophe Jean-luc Nancy, L’Intrus . Les deux textes narrent l’expérience peu banale de celui qui reçoit une greffe, l’un, Africain, du rein, l’autre, Français, du cœur. Ce qui, chez Okumba Nkoghé, était chemin de mémoire, devient chez Otsiémi chemin vers l’Autre, mais un autre perçu comme intrus. D’abord « ombre fidèle » qu’il porte en lui constamment, image idéale que lui renvoient de lui le regard des autres, il finit par percevoir cet Autre comme un « flou » silencieux au fond de lui dont il lui faut impérativement éclaircir l’existence objective en faisant la connaissance du donneur. Connaissance déceptive qui dissipe à tout jamais ce que Nancy appelle « la symbolique douteuse du don ». Il découvre, en effet, que ce n’est pas par amour que ce don a été fait. Du même coup, celui-ci devient intolérable et mortifère.
Le silence est plénier dans ce roman où le héros émerge peu à peu du coma à travers les bruits entendus, mais y replonge aussitôt rendu à la vie, car, comme pour le héros d’Owondo, cette vie est pleine de questions inabouties suscitées par cette part d’ inconnu qui le constitue désormais. Pour Anka, l’inconnu était le monde autour de lui, pour le narrateur d’Otsiémi, c’est en lui que se situe l’énigme insoluble. Nulle voix d’ancêtres ici pour l’aider, sinon parfois le recours aux chants, proverbes, citations et cette visite aux lieux de l’enfance où des « voix d’hommes qu’(il) semble être le seul à entendre » lui content « l’histoire de (sa) race ». Pourtant, il répond « à ces hommes noirs, torses nus, enchaînés » : « vos larmes, vos cris d’effroi, vos réminiscences ne sont pas les miennes ». On est donc aux antipodes des chemins de la mémoire évoqués par les autres auteurs, comme si la présence de cette ombre greffée en lui à travers l’intrusion de l’organe étranger, l’avait rendu étranger à lui-même et aux siens. Étrangeté insupportable qui le conduira au suicide. Ce qui est une autre façon d’affirmer la nécessaire et impérative reconnaissance de l’héritage . C’est de lui que naît la vie et c’est grâce à lui qu’elle se conserve. C’est en lui seulement que se trouve « l’Autre authentique », celui des ancêtres, celui des esprits qui environnent le moi et dialoguent avec lui par-delà la vie et la mort.

D’un auteur à l’autre, à travers les déchirures que provoquent dans chaque texte les contradictions évoquées par les signifiés, mais aussi inscrites dans l’écriture par les signifiants, on peut discerner un parcours vers l’individualisme imité de l’Occident, et qui se trouve soit démystifié, soit refusé. Le suicide final du protagoniste du roman d’Otsiémi peut en effet se lire comme un refus de ce « moi » indépassable dans lequel s’enracine le genre romanesque importé d’Europe.

La vérité du sujet africain semble donc à jamais enracinée dans ces différentes pratiques discursives liées aux sujets « transindividuels » qui le traversent . Si l’on pose à son sujet la question « de savoir qui parle dans le sujet parlant », comme le propose Edmond Cros , l’épaisseur des strates historiques accumulées depuis l’épopée fondatrice constitue un « préconstruit » inséparable du « moi » et qu’on ne peut pas considérer véritablement comme source d’aliénation chez ce type de sujet anciennement colonisé. En effet, la présence aliénante du colon pèse d’un poids qui, dans la littérature post-coloniale, vient rejoindre les multiples présences d’autres voix, celles des anciens, celles des esprits qui hantent la nature vivante mais aussi celles de la ville cruelle. Toutes, elles accompagnent l’individu d’un concert d’harmonies diverses et contradictoires où il puise une richesse multiple qu’on peut aller jusqu’à qualifier de « métisse » du fait du mélange inextricable des références culturelles. Un exemple significatif en est donné dans l’horizon gabonais par l’extraordinaire roman de Bessora intitulé Petroleum.
Sa grande originalité tient à l’humour dévastateur qui s’exprime à travers l’union parodique et complexe du mythe grec des Argonautes et des mythes fondateurs Fangs. Le recours au mythe grec lui permet de décrire l’épopée pétrolière comme la recherche d’une nouvelle Toison d’or, à travers une héroïne européenne appelée Médée, qui est géologue « à bord d’un bateau de prospection pétrolière » appartenant à la société Elf, l’Ocean Liberator. Elle s’éprend du cuisinier nommé Jason qui, lui, né au bord de ce « bras sinueux de l’Ogooué » qui débouche sur la baie de Port-Gentil où se déroule l’histoire, est porteur de la tradition mythique africaine. Leur idylle est contrariée, dès le début du récit, par l’explosion qui ravage le bateau au moment de la découverte d’un nouveau gisement. Jason disparaît et l’histoire prendra la forme d’une quête, simultanément amoureuse et policière. Le recours aux mythes ajouté à la structure policière du récit, réussit ce tour de force de transmettre une documentation extrêmement précise sur la réalité pétrolière, ses techniques d’extraction, son histoire au Gabon, tout en la transfigurant à travers une permanente recréation imaginaire imprégnée de satire ravageuse. L’intérêt du mythe de Médée tient au fait qu’il permet de rejoindre, par certains points, les mythes fondateurs africains.

Médée, héroïne de schèmes mythiques centrés sur la magie est l’ « émanation de puissances chtoniennes » qui font d’elle « l’image du chaos et des forces maléfiques » . C’est bien ainsi qu’elle se présente à Jason le cuisinier, dans le roman : « Tu comprends, je n’en ai rien à faire d’Elf. J’ai reçu l’appel du pétrole, c’est tout. Or noir. Noir comme la mort, or comme soleil ». Le personnage est donc au centre d’une contradiction qui l’écartèle, et que finira par résoudre l’accomplissement final de son amour pour Jason. Mais les puissances chtoniennes où s’enracinaient les pouvoirs de la magicienne du mythe grec rejoignent une actualité brûlante dès lors qu’elles sont transposées dans le mythe pétrolier que génère l’épopée d’Elf-Gabon. La grand habileté de Bessora est d’opérer ce transfert d’un univers à un autre qui contribue à contaminer par le mythe l’histoire bien réelle de la conquête pétrolière par les Français. Le mythe grec sert de point de départ à une mythologie pétrolière qui est, en fait, le vrai sujet du roman. Celui-ci, en effet, raconte comment Bitume a été « arraché de Terre, jusqu’à la dernière goutte, par des hommes avides de gloire ». Le mélange des mythes autour de la naissance du Bitume, se trouve relayé par le récit de l’épopée pétrolière au Gabon. Ce récit est lui-même constamment jalonné de références au Mvettt, organisées en une suite d’ingénieux entrelacs où s’inscrit l’humour de l’auteure. Témoin cette évocation des « premiers géologues » arrivés en 1928 et guidés à travers la brousse par Zéphirin, « le pisteur » :

« Il sait bien qu’il dérange les esprits de la forêt et les génies des eaux. Il sait bien qu’il faudrait demander l’autorisation aux arbres et aux poissons. Leur dire s’il vous plaît. Merci. Bonjour. Au revoir. Leur donner un peu de kaolin ou d’isémo pour excuser du dérangement. Mais comment expliquer la politesse aux géologues ? »

La naturalisation du discours sacré adressé aux esprits dans le banal langage quotidien de Zéphirin fait sourire, d’autant plus qu’il est suivi par une catastrophe qui tranche avec la banalité de ses propos. Rencontrant le fameux arbre d’Adzap dans lequel les géologues ne voient qu’ « un arbre immense » leur barrant le chemin et qu’il faut abattre, les explorateurs n’entendent pas les objurgations de Zéphirin, d’abord bafouillées, puis murmurées et, à la fin seulement, hurlées :

« Des hommes vieux, des femmes et des enfants sont assis sur les branches de l’Adzap ! » Personne ne voyait les esprits qu’il montrait du doigt. Il faut dire que de tous, il était le seul à avoir été initié aux mystères de la forêt. Lui seul était habilité à voir l’invisible. Le géologue aveugle a encore ordonné l’abattage de l’Adzap. Zéphirin a supplié avant de tomber à genoux. Il a enfoui son visage dans ses mains pour ne pas voir ».

On retrouve là le thème de l’abattage propre au roman de la forêt équatoriale. L’originalité du récit de Bessora est ici de mélanger le point de vue magique de l’initié et celui, rationnel et matérialiste, de l’Occidental. Il s’ensuit une scène comique car perçue uniquement par les oreilles de Zéphirin et les onomatopées imitant les bruits successifs du premier coup de hache, des murmures de stupeur, des hurlements de terreur, puis du fracas de l’arbre déraciné. Les jeux typographiques sont à eux seuls des éléments humoristiques :

« BAM…HAN…HÂÂÂÂ…CRRrrrrîîîîîîîîhhhhshshshhs….BOUM. »

La proximité de la bande dessinée dans la restitution imitative et émotionnelle du son introduit une modernité totalement neuve dans la reprise de ces récits fondateurs. Le lecteur habitué au roman gabonais n’est pas surpris, en effet, par l’issue, fatale pour les Blancs, de cet acte sacrilège qu’ils s’apprêtaient à commettre et dont ils ont été punis par l’arbre. Celui-ci, en se déracinant, les a engloutis dans « le gouffre laissé par ses racines », puis « l’arbre s’était replanté sur eux, ensevelissant prospecteurs et indigènes ». Telle est l’interprétation du sorcier consulté après coup. Ce qui ne suffit point cependant à décourager Zéphirin de poursuivre son travail de pisteur, même s’il continue à craindre « les représailles de la forêt ». Car « le pétrole, ça paie bien. Ça paie mieux que le bois. Ça tue mais ça paie ». L’humour rejoint ici la satire qui dénonce l’exploitation de la misère par le colon, pressé de tirer tout le profit possible d’une terre qu’il ne connaît que par les plans abstraits de ses ressources naturelles, bois puis pétrole, au mépris de tout respect pour les hommes. À la fin du roman seulement, on apprendra la mort de Zéphirin, « un jour qu’il guidait les casques oranges (des géologues) à travers la forêt » :
« Il longeait le fleuve au bord duquel le crocodile était tapi, immobile, pareil à un tronc d’arbre échoué dans la vase. Soudain, le crocodile se propulsa dans les airs. Il happa Zéphirin si vite qu’il n’eut pas le temps de crier. Les hommes qu’il dirigeait dans la forêt n’eurent le temps de rien voir. Quand ils arrivèrent au bord du fleuve, quelques secondes après lui, ils ne purent que constater sa disparition »

On retrouve un autre élément de l’épopée Mvettt, allusion voilée au crocodile géant Ombure qui terrorisait le peuple Fang en exigeant chaque jour un sacrifice humain. Mais le crocodile n’est que l’une des formes de Mamiwata, la Sirène qui, selon Louise, la tante de Jason, « revêtait cette apparence pour livrer les hommes à la Mort », après les avoir au préalable fait succomber à ses charmes. Médée, lors d’une soirée arrosée où elle est droguée à l’iboga, devient la proie d’un cauchemar durant lequel une sirène « surgit du plateau d’argent » où gît le poisson qu’on lui sert, puis « au milieu de l’onde, sur un rocher surgi de l’eau », telle la petite sirène d’Andersen. Elle s’adresse à la géologue avec la voix menaçante de Mamiwata pour lui enjoindre de choisir entre Jason et Bitume, entre le fils du Soleil ou celui de la Mort. Médée se réveille en nage au son des « sirènes elfiques » qui « sonnent le réveil collectif à 7 heures sur tout le domaine urbain des pétroliers ». On voit comment le fil conducteur qui unit l’épopée pétrolière aux mythes Mvettt rejoint, à travers l’intrigue romanesque, le réalisme documentaire, selon un verve humoristique constamment renouvelée par les emprunts à ces sources diverses, entremêlées en un conglomérat inventif étonnant.

C’est ainsi que du mythe on passe à l’Histoire qui sera scandée, tout au long de cette évocation de la conquête pétrolière par les modes musicales.
« Earth, Wind & Fire enchaînaient les tubes et la SPAFE les découvertes. Pluie d’or noir sur tous les continents. L’argent et le pétrole coulaient à flots. Ils faisaient bon ménage. Le meilleur cru ? 1974 : les prix du baril ont flambé ».
Les précisions érudites de la chercheuse en anthropologie que fut l’auteure, établissent un rapport surprenant entre sa propre culture adolescente qui fait référence au groupe funk très populaire dans les années 70, et les initiales du nom de la société pétrolière. De SPAEF (Société des Pétroles d’Afrique Équatoriales française), elle est devenue, SPAFE (Société des Pétroles d’Afrique Équatoriale), au moment de l’indépendance. La minime inversion des lettres parle d’elle-même : elle signifie que, la France étant toujours propriétaire, le Gabon ne devient actionnaire qu’à hauteur de 0,575% ! Puis viennent les années techno, et la SPAFE devient Elf-Spafe, puis Elf-Gabon. Puis, les onomatopées remplaçant la musique, « un jour, badaboum, Elf-Aquitaine fut privatisée. Sauf au Congo. Sauf au Gabon »(…) .

« Et puis un jour, boumbadaboum, TotalFina mangea Elf.
Mais au Gabon où le temps marche à reculons(…) c’est Elf-Gabon qui cannibalisa Total (…). Dix cols blancs au menu : à peine un amusement dont Elf s’est régalé.

Miam…C’est dans les vieux pots paternalistes qu’on fait la meilleure soupe.
Ce n’est quand même pas en Afrique qu’Elf allait se laisser manger.
Et puis un jour, boum, grand procès très parisien ».

L’allusion à l’affaire Le Floch-Prigent tourne en dérision vengeresse le procès intenté à des individus « non pour pillage systématique d’outre-mer » mais pour « pillage systématique d’Elf ». « Voler de l’argent volé, est-ce que c’est voler ? » Le lecteur ne peut qu’admirer l’élégance désinvolte avec laquelle cette histoire compliquée des pétroles gabonais se trouve résumée à grands traits satiriques, incluant des réflexions sur l’évolution des noms attribués aux puits qui vont, selon les époques, du « bestiaire à plumes » au « bestiaire à cornes ou à poils », pour déboucher sur la musique, retrouvée au temps des années yé-yé :

« Celles des premières surprises-parties

Celles des premiers forages en mer »

L’habileté du récit tient à cette association entre l’histoire de l’exploitation pétrolière et ce qu’on devine être la biographie de la narratrice confondue avec la protagoniste dans un entremêlement de discours direct et indirect libre qui articule constamment le récit sur une parole orale, lui donnant une vigueur pittoresque qui en souligne l’humour.
Les références musicales sont constantes, citant Claude François, Frank Sinatra, Michael Jackson, le rap, mais aussi les chœurs et danses de l’initiation au Bwiti. Le récit est aussi ponctué par des citations de titres de films humoristiquement détournés comme cette dernière vision d’Étienne, l’ingénieur qui assiste Médée au moment de la découverte du nouveau gisement, se précipitant sous la charpente du derrick et titubant « sous la pluie noire qui retombe sur lui », en chantant follement :

« - I’m singing in the oil ! Just singing in the oil !

L’air s’engouffre dans le puits.

What a beautiful day ! I’m happy again !

Le puits aussi semble heureux. (…) Un brouillard de méthane (…). Puis une bruine de propane, juste au-dessus de la tête d’Étienne qui n’en finit plus de tousser sa chansonnette (…).

Boum.

Pauvre Étienne ».

L’intégration au récit des paroles de la fameuse comédie musicale américaine dépasse la simple citation . Elle communique à cet épisode tragique un caractère de dérision comique qui contamine l’extrême précision de la description des phénomènes physico-chimiques décrits. Le mélange des genres est ici particulièrement habile car il introduit la référence musicale mais aussi, en même temps, l’évocation chorégraphique bien connue de Gene Kelly chantant sous la pluie, transfigurant ainsi l’aspect documentaire de la narration.
D’autres références sont plus ponctuelles. Elles fonctionnent comme des clins d’œil au lecteur qui reconnaît au passage des leit-motivs d’émissions de télévision comme « le compte est bon » évoquant Les chiffres et les lettres, ou les mélangeant à des titres de films comme : « En tout cas, les escaliers, ça fait trente-neuf marches. Le compte est bon ». Le renvoi à Hitchcock uni au souvenir télévisuel, tout cela constitue un fond culturel « post-moderne » témoignant d’un éclectisme et d’une richesse remarquables, qui n’exclut pas les allusions savantes, témoin l’évocation des « enfumades de Pélissier ». La lecture du roman d’Assia Djebar, L’amour, la fantasia, qui les décrit longuement, se profile peut-être en filigrane derrière cette rapide allusion au traitement que les colons infligeaient aux peuples qu’ils soumettaient :
« Si vous saviez le nombre de nègres qu’on a sacrifiés aux marécages pour exploiter les forêts, construire un chemin de fer ! Sans parler de ceux qu’on a cramés pour les obliger à signer… Faut bien avouer… en Algérie, on les gazait…Vous avez entendu parler des enfumades de Pélissier ? »

On voit comment, malgré cette saturation de références multiples, l’oral s’intègre au récit et s’y greffe pour dévoiler des relents racistes sournois, comme dans cette description d’une photo :

"D’aucuns affirment qu’Elf organise des tournois de golf pour ses argiles (employés) blanches ? Il s’y inscrit séance tenante pour démentir ces accusations diffamantes. On le remarque tout de suite sur la photo : c’est le seul Noir, là-bas, au fond, à gauche. Il manque un bout de sa tête parce que le photographe croyait qu’il était ramasseur de balles ».

L’habileté de la narration tient à cette façon de faire surgir soudainement des interlocuteurs divers qui, par leur candeur, sapent de l’intérieur les faits racontés :

« Quatre géologues et quatre géomètres sont payés pour rédiger des rapports. À leurs heures perdues, ils font sauter quelques bâtons de dynamite dans la forêt. Les arbres, les villageois et les génies sont un peu surpris mais n’ayez point d’inquiétude, il s’agit là d’une simple campagne sismique. Et si vous êtes gentils, on vous construira des routes.

Oui, on veut bien. Mais on n’a pas de voitures ».

La richesse de cette écriture n’est sans doute pas étrangère à son caractère « métis ». La double culture, africaine et occidentale, enracinée dans l’épaisseur des mythes originels autant que dans l’éphémère des modes musicales afro-américaines et européennes, ressortit quelque peu à cette sorte de « tout-monde » dont parle Édouard Glissant. Ce roman, dont le fil conducteur peut sembler parfois « erratique » aux yeux du lecteur habitué au roman réaliste conventionnel, paraît s’égarer dans des méandres narratifs compliqués. De ce point de vue, il s’apparente à ces « récits du monde » qui « ne suivent pas la ligne, (…) sont impertinents de tant de souffles, dont la source est insoupçonnée (…) dévalent en tous sens » que l’écrivain antillais définit comme des « romans archipéliques ». Ils invitent le lecteur à « tourner avec eux ». Car, comme l’écrit Glissant, « le conte ne conte pas une histoire, le conte ne fait pas compte des misères, le conte déboule à la source cachée des souffrances et des oppressions, et il jubile dans des bonheurs inconnus, peut-être obscurs ». C’est bien une jubilation qui ressort de la lecture de ce livre insolent, qui n’épargne rien ni personne, et propose, selon la perspective définie par Édouard Glissant, un « traité de joyeux parler », « des cartes de géographie, et de plaisantes prophéties, qui n’ont pas souci d’être vérifiées ». Sans doute, le caractère très précis de la documentation, tant gabonaise que pétrolière, qui sous-tend ce roman issu d’un travail de recherche approfondi , n’est pas contestable. Mais, replacé dans l’optique de cette « créolisation », conçue par Glissant comme une culture pour demain, il revêt un aspect provocant qui ne fait qu’en augmenter le caractère jubilatoire. Il apparaît comme l’ avatar d’un roman gabonais où l’écriture féminine ouvre des horizons neufs à un imaginaire imprégné de tous les échanges post-modernes entre Afrique et Occident.

On pourrait dire, en conclusion de ce rapide survol sur une culture gabonaise trop peu connue, que son enracinement dans l’Histoire nous montre un sujet culturel conscient des multiples sujets transindividuels qui le constituent depuis ses origines mythiques jusqu’à son présent post-colonial, et qui en joue esthétiquement. En mettant en scène sous des modalités variées les écarts, les « béances » et les « déphasages » qui ont marqué son Histoire, il crée un type d’écriture romanesque dont la dynamique s’enracine dans l’ expérience de ces contradictions, inscrites dans le texte sous de multiples registres sémiotiques, comme on a tenté de l’analyser. L’originalité de ces romans est de montrer ce qu’on pourrait appeler l’interculturel en action à travers la représentation des sujets transindividuels qui leurs sont constitutifs . Il y a là une démarche dialogique, tournée simultanément vers le passé et vers l’avenir dans la lucidité critique qu’elle instaure à l’égard du présent. Le sujet gabonais comme tous ses confrères africains, mais d’une façon qui lui est spécifique, est bien entré pleinement dans l’Histoire et il en joue de multiples façons dans ses romans. Il montre ainsi, par les ruptures narratives où les « déphasages » à travers lesquels il fait glisser les unes sur les autres les diverses temporalités, originelle, coloniale, post-moderne, que rien ne lui est étranger de cette conscience historique qu’on lui dénie.

Jeanne-Marie CLERC

[1Edmond CROS, Le sujet culturel, Sociocritique et psychanalyse, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 22.

[2Jean DIVASSA NYAMA, Le Bruit de l’héritage, édit. Ndzé, Libreville, 2001, p. 107.

Posté le 18 février 2009 par Jeanne-Marie Clerc
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