Edmond Cros définit sous le terme d’idéosème le système de structurations qui articule le discours textuel sur des pratiques sociales et discursives.
Si on admet qu’un texte de fiction est constitué, au niveau de sa morphologie du moins, par un ensemble complexe de représentations qui jouent les unes sur les autres, il faut également admettre que le fonctionnement de chacun de ces ensembles est régi par une cohérence qui lui est spécifique. Celle-ci implique un foyer unificateur qui ne relève ni de la thématique ni de la narratologie ni d’une quelconque catégorie textuelle, mais d’une convergence sémiotique, c’est-à-dire des rapports qu’établissent entre eux plusieurs éléments, plusieurs signes ou plusieurs concepts, qui interviennent activement et prioritairement dans la production de sens. On peut se demander si le terme de concept convient pour identifier les termes de ce ou de ces rapports. Je le garde cependant car il montre que, pour saisir les enjeux de ces articulations, il est toujours nécessaire de réduire les phénomènes considérés à un certain degré d’abstraction, c’est-à-dire, comme nous l’avons vu plus haut, d’extraire de ces phénomènes une dimension de la réalité qui est occultée généralement par le niveau de la signification usuelle. En l’utilisant, je ne préjuge aucunement de son origine idéelle ou archétypique et je m’en sers plutôt comme d’un instrument opératoire au service de ma démarche analytique. Les termes de ce rapport en effet, même s’ils peuvent toujours être définis, ou plutôt traduits, à un certain niveau, par des oppositions de sèmes, sont susceptibles d’impliquer, dans le cas de certaines modélisations, des catégories sémiotiques irréductibles à la sémantique. Parler de sèmes me conduirait, d’autre part, à limiter mon analyse à l’étude d’enchaînements par affinités ou contiguïtés sémantiques, alors que mon propos vise précisément à démontrer que les enchaînements dont il est question ne se développent pas de cette façon.
Prenons le cas d’une structuration verticale, de type Haut/Bas : percevoir cette opposition en termes de sèmes ouvrirait une possibilité de dérives qui n’entraînerait pas forcément de façon conjointe les deux termes de l’opposition et selon laquelle les sèmes Haut et Bas pourraient être orientés vers un autre contenu (Parler haut ou paler bas par exemple). Dans la perspective que je propose au contraire, une fois stabilisé par un texte sémiotique, le point de co-référence que je définis de la sorte ne peut être perçu autrement que comme rapport entre deux termes, ce qui exclut toute possibilité de déplacement d’un des deux termes qui n’entraînerait pas un déplacement similaire de l’autre. L’opposition que j’ai choisie comme exemple (Haut/Bas) apparaîtra réalisée au cinéma dans le jeu des plongées et contre-plongées, qui n’impliquent pas simplement les sèmes haut et bas mais précisément un objet vu d’en-haut ou vu d’en-bas, c’est-à-dire que les notions de plongée et contre-plongée décrivent chacune, en soi, une relation du type de celles que je souhaite définir et ne sont donc pas réductibles aux sèmes haut et bas. L’exemple que je viens d’emprunter au cinéma montre qu’on ne peut traiter d’un point de vue étroitement sémantique les représentations qui ne sont pas du domaine du discursif. Ce serait en effet un abus de langage de parler d’une sémantique de la plongée par exemple : en soi la plongée ne signifie rien ; elle ne commence à signifier que lorsqu’elle entre dans un plan et dans une séquence et, en ce cas, c’est le système qui organise ce plan qui lui donne une signification.
En réalité, les modalités de structuration, telles que je les envisage, diffèrent en fonction des différents niveaux où on les saisit. Je viens d’en décrire la forme la plus simple, à savoir celle que la reconstruction d’un texte sémiotique fait apparaître. La conjonction de plusieurs de ces structures primaires est susceptible de pointer un ensemble plus complexe. Prenons le cas, dans Don Quichotte, des notions suivantes : rachat, passage, victime émissaire. Mises en relation les unes aux autres, elles décrivent une fonction (sociale ou/et narrative) qui est celle de la médiation. On aurait autrefois parlé à leur propos de motifs, mais, outre le fait que le terme de motif pose le problème en termes de métonymie alors que je le pose en termes d’ensembles structurés, il offre l’inconvénient de ne pas pouvoir s’appliquer à des ensembles que je vise à reconstituer. Il en est ainsi, toujours dans le Don Quichotte, des phénomènes textuels qui témoignent d’une systématique de l’ambiguité, de la contradiction et de la réversibilité. Et un même signe, celui de passage par exemple peut être signifié de diverses façons : une lumière qui s’éteint, une barrière, un écriteau (No trespassing), une boule de verre qui roule à terre et se fracasse comme dans les premières séquences de Citizen Kane. Disons le autrement : dans ces premières séquences, aucun de ces signes n’est réductible au sème de passage ; celui-ci est certes inscrit virtuellement dans chacun de ces signes mais à des degrés divers : comment et pourquoi peut-on affirmer qu’une lumière qui s’éteint exprime un passage ? Dans un autre cas, celui de la course de la boule de verre par exemple, il faut pour en déceler la présence, la lire comme la métaphore du chemin de la vie brutalement interrompu ; or cette lecture surgit de l’effet de retour enclenché par le plan suivant où l’on voit une infirmière recouvrir le visage de celui qui vient de mourir. Ce qui est remarquable ici c’est que, a priori, en aucun moment, dans le mouvement de cette boule qui roule au sol et s’y fracasse, ne se trouve impliqué le sème du passage. Ce dernier est une pure création, dans ce microphénomène plastique du moins, de la convergence sémiotique qui est en train de se construire. C’est la convergence des signes et leur convergence seule qui construit et fait émerger une signification qui peut être définie sémantiquement en termes de passage, soit en actualisant une potentialité inscrite, de façon plus ou moins floue d’ailleurs, dans leurs champs sémantiques respectifs, soit, comme on vient de le voir, en forgeant en quelque sorte une représentation sémantique d’elle-même. Je veux dire par là, pour faire vite, que la lecture que je fais de la façon dont se fracasse la boule de verre est une pure création de la convergence sémiotique, dans la mesure où elle est dépourvue de toute base sémantique. C’est cette convergence qui, au-delà donc du sémantique, relève du sémiotique. Le statut et le fonctionnement du sémiotique doivent donc être distingués du statut et du fonctionnement du sémantique. Cette distinction est d’autant plus nécessaire que ces deux niveaux convoquent ou réalisent deux représentations de la réalité qui ne sont pas forcément réductibles l’une à l’autre. Cette distinction nous amène à privilégier le passage par l’abstraction qui constitue, me semble-t-il, la seule passerelle envisageable entre le sémantique et le sémiotique.Tel est le contexte herméneutique dans lequel s’insère la notion d’idéosème.
Revenons alors à ce qui sépare ce qui serait un motif (celui de passage) de ce que j’appelle, faute de mieux et pour l’instant, une structuration de signes. Alors que le motif se donne à voir en pleine lumière, sur la face lisse et visible du texte, qu’il est donné comme pré-existant au texte (le motif du passage est stocké dans la mémoire culturelle) et qu’il se suffit à lui-même, le signe, pour être reconnu comme signe, doit être rapproché d’un autre signe, c’est-à-dire entrer dans une structuration montée ou acceptée par l’écriture. Cette façon de poser le problème suppose que par signe on entende soit un simple signe, soit un ensemble plus ou moins complexe de signes, en ajoutant cependant que dans la perspective où je me situe un signe isolé ne constitue pas un signe. C’est en fait ce rapport de signe à signe que j’appelle structuration. Cette flexibilité et cette facilité que je me donne est ce qui me permet de passer au niveau de l’abstraction, qui, comme je l’ai dit au chapitre précédent, véhicule une représentation spécifique de la réalité et sans l’aide de laquelle les grandes composantes de la morphogénèse textuelle ne seraient pas perceptibles.
Ces rapports complexes de signes à signes sont gérés en dernière instance par une tension qui s’établit entre les deux termes d’une opposition qu’il s’agisse soit d’un concept problématisé (médiation salvatrice/médiation trompeuse, (Livre du Bon Amour),soit d’une opposition franche entre deux concepts inconciliables (Discriminé/Indiscriminé), soit encore de deux termes qui se présentent circonstanciellement dans une situation de confrontation et de contradiction (Je/Il vs Je/Toi, Lazarillo de Tormes).
La prégnance et le dynamisme de cette ou de ces tensions fait de celle(s)-ci un (ou des) éléments du texte, un point nodal où vient constamment se resourcer l’écriture, s’y défaire pour renaître sous des réalisations changeantes et variée qui, cependant, gardent toujours en mémoire leurs origines conceptuelles, qu’elles ne cessent de reproduire dans le schéma de leur organisation. Ainsi la structuration, au sens où je l’entends, est-elle première ; elle est ce qui contruit la cohérence, passage obligé du message et de la communication intersubjective, matrice fondamentale et toujours présente, que l’écriture code et décode et dont elle occulte les contours, tout en ne cessant d’en reproduire le dynamisme fondateur.
L’hypothèse de travail dont je suis parti, et qui m’a été elle-même proposée par des analyse de textes préalables, est que la chaîne de représentations, ou plutôt leur emboîtement, qui se donne à voir dans un texte, prend son origine dans une ou dans des représentations qui sont à l’extérieur du texte et qui peuvent ne pas être de nature discursive. Arrivé à ce point, je dois préciser que je ne me réfère pas seulement à des représentations qui pourraient être présentées en termes d’intertextes. Ces dernières correspondent, dans mon esprit, à des représentations déconstruites par d’autres représentations qui gèrent la dynamique de la production de sens. Je me demande, à la réflexion d’ailleurs, si le terme d’intertexte est ici approprié. Je l’utilise par habitude ou par commodité mais je pense que dans le cadre de mes réflexions le terme de représentation est préférable dans la mesur où l’intertexte, tel qu’on le conçoit généralement, peut être considéré comme une représentation tandis qu’une représentation déconstuite par l’écriture n’est pas forcément un intertexte mais peut correspondre- c’est à plusieurs reprises le cas dans les analyses que je présente- à une pratique discursive, voire à une pratique sociale.
C’est là une autre conclusion que je crois pouvoir tirer des études que j’ai publiées dans divers ouvrages, en particulier dans « Théorie et pratique sociocritiques » (Cros, I983) et dans « De l’engendrement des formes » (Cros, 1990), à savoir que, lorsqu’on remonte de représentation en représentation, en amont du texte, on débouche toujours sur des pratiques sociales, discursives ou non discursives ; ce sont toujours des pratiques sociales qui, présentes dès l’origine du texte, impulsent ou canalisent le dynamisme de la production de sens. L’écriture s’installe en elles et s’institue à travers elles : pratiques inquisitoriales dans le cas du Buscón, journalistiques (Scarface, Citizen Kane, Periquillo Sarniento), testamentaires (Periquillo Sarniento), pratiques religieuses dans leur rapport à la vie carcérale et aux exéutions de justice (Guzmán de Alfarache) ; rituelles : agrolunaires dans Cumandá, d’exorcisme dans le Buscón, Don Quijote, Livre du Bon Amour, Scarface, Cumandá. Dans tous les cas cités ci-dessus, les pratiques sociales se donnent à voir par la reproduction des normes de comportement, des valeurs, des stratégies, d’un Appareil d’Etat ou d’un Appareil Idéologique d’Etat, ou encore, dans le cas des rites, par la reproduction des fonctions que ces mêmes rites jouent au sein de la collectivité. Ces mêmes pratiques peuvent également s’investir dans les textes sous la forme des discours qu’elles produisent, pratiques qualifiées alors de discursives : inquisitoriales (Lazarillo de Tormes) (Cros, 1984) ; rhétoriques (Guzmán de Alfarache, Livre du bon Amour ) ; théologiques (Livre du Bon Amour), journalistiques (Scarface, Periquillo Sarniento), testamentaires (Periquillo Sarniento), sermonnaires (Guzmán de Alfarache).
Si on accepte de considérer que tout appareil, et donc toute pratique sociale, est en quelque sorte un précipité idéologique, c’est à dire un espace où des situaions socio-historiques se tranforment, à un rythme propre à cet espace, en structures idéologiques évolutives, on remarquera qu’en traversant ces structures et en étant traversée par elles dès son origine l’écriture prend en charge une fonction de redistribution idéologique qui mérite toute notre attention. Ces pratiques, discursives ou non discursives, sont en ce sens des représentations, c’est-à-dire des ensembles gérés par des systèmes d’articulation et c’est par ces systèmes qu’elles s’investissent dans le texte. Quelques exemples sont ici nécessaires car ce point me paraît capital : pour le Libre du Bon Amour, ce sont les rapports de [1] à [3], la problématique de l’indifférencié et la fonction médiatrice (à travers l’Incarnation du Verbe et la figure du Christ) qui, manifestement, structurent l’ensemble de la production discursive contradictoire produite par le débat autour du dogme de la Sainte Trinité, et généralement autour de la Révélation, dans les premières décénnies du XIVe siècle en Espagne.
Or ce sont ces éléments de structuration qui constituent les pôles d’organisation textuelle du Li vre du Bon Amour (Cf. Cros/De Lope in : Cros, 1990,chapitre III).
Au début du XVIIe siècle, en Espagne toujours, à l’endroit même où le condamné à mort va être exécuté et quelques minutes avant même qu’il ne le soit, en sa présence donc, un prêtre - le chapelain de la prison royale dans le cas de Séville- prononce un sermon qui se résume à un commentaire des méfaits commis par le criminel et qui fonctionne comme une mise en garde à l’adresse de la foule attirée par le spectacle. Á la pratique sociale se superpose ici une pratique discursive. La première consiste à articuler le spectacle d’un châtiment infâmant sur un acte de prédication ; c’est ce rapport du châtiment à la prédication qui stucture la pratique sociale que j’évoque. Or, on retrouve cette structuration dans les données initiales de la fiction du Guzmán de Alfarache de Mateo Alemán, où, depuis les galères où il a été condamné, le narrateur fait le récit de sa vie, un récit constamment interrompu par des considérations morales et, à l’occasion, des sermons. Cette même structuration, dans le texte comme dans le contexte, pervertit la pratique discursive de prédication, qui, à son tour, intervient dans la production de sens (Cros, 1983, p. 70-80).
Au cœur des rites agro-lunaires, au moment où la lune descendante, à la fin de sa course, laisse l’univers dans les ténèbres, l’homme allume un foyer et y jette des offrandes. Le feu s’y donne à voir comme une figure du cyclique, du passage de l’ancien monde au nouveau. Cette figure est l’articulation majeure du système qui préside à la description des espaces dans Cumandá, roman écuatorien du dernier quart du XIXe siècle. Et, au delà des descriptions de l’espace, on la retrouve au cœur de la morphogénèse (Cros, 1990, chapitre VIII).
Je disais plus haut que nous avions affaire, dans le texte de fiction, à un emboîtement de représentations, ce qui revient à dire à un emboîtement d’articulations. Ce sont ces jeux complexes d’articulations qui, en dernière instance, structurent l’écriture. Prenons le cas du Lazarillo de Tormes, le plus significatif sans doute : dans la pratique inquisitoriale du temps, le prévenu doit se livrer à une confession générale à la première personne mais cette confession est transcrite par un greffier qui la fait normalement précéder d’un chapeau à la troisième. Ce rapport entre le moi et le lui se retrouve dans les épigraphes de chacun des différents chapitres de l’autobiographie (Gomez Moriana, 1980). Il crée un effet spéculaire où le sujet se voit projeté dans la non-personne.mais sur cette première représentation s’articule une autre pratique, celle du discours épistolaire, qui, tout au contraire, produit un effet spéculaire contradictoire où le sujet qui parle se projette en termes de toi (Cros, 1990, Chapitre V). De cette double projection intratextuelle (Inquisition/Contrainte de l’échange émistolaire) résulte une tension qui est responsable de la dynamique de la production de sens et qui qui se traduit chez le narrateur par la revendication de son identité face à une institution qui lui refuse le droit d’exister comme personne.
Je désigne ces phénomènes de structuration par les termes d’articulateurs sémiotiques lorsqu’il s’agit de pratiques sociales ou discursives qui se donnent à voir dans le pré-texte ou le hors-texte, et d’articulateurs discursifs lorsqu’il s’agit de la reproduction de ces mêmes articulateurs sémiotiques dans le texte. Je qualifie d’idéosème le rapport entre articulateur sémiotique et articulateur discursif. En jouant les uns sur les autes ces idéosèmes transforment, déplacent, re-structurent la matière langagière et culturelle, la convoquent par le biais d’affinités ou de contigüités de structurations, programment le devenir du texte et sa production de sens.
Je dois péciser que ces idéosèmes ne décrivent que des rapports qui génèrent des structures. Dépourvus de tout contenu sémantique, ils sont cependant les vecteurs potentiels de tout déplacement sémantique ultérieur et, comme je le disais, peuvent en conséquence produire un grand nombe de phénomènes textuels selon la façon dont ils s’articulent entre eux, selon les différentes catégories textuelles sur lesquelles ils opèrent et selon enfin les appareils, les pratiques sociales et discursives qu’ils impliquent. Par le biais de ces idéosèmes, les pratiques idéologiques déplacent toute la sémantique du texte. Ce processus de sémantisation affecte tout le texte et se développe autour d’éléments spécifiques qui opèrent comme les relais des idéosèmes premiers et se transforment par là en autant d’idéosèmes. Tel est le cas dans Guzmán de Alfarache, de tous les éléments qui ont quelque chose à voir avec le discours de la prédication (proverbes, citations d’autorités religieuses, topiques de la prédication, exempla etc..), une fois reconnu le rapport originel qui existe entre, d’un côté la prédication et, de l’autre,la pratique sociale répressive (le rite qui consiste à prêcher devant un public de badauds venus assister à l’exécution d’un criminel).
J’appelle microsémiotique intratextuelle ce réseau d’idéosèmes. Le terme d’idéosèmes désigne donc simultanément le point d’origine de la structuration et chacun des éléments qui, dans le texte, reproduit cette origine.
Les phénomènes de structuration,, y compris ceux qui interviennent dans la morphogénèse ne se réduisent pas au fonctionnement des idéosèmes. Ceux-ci y jouent, sans doute, un rôle actif mais d’autres éléments sont susceptibles d’y intervenir. Le système qui opère comme foyer génétique doit être considéré comme une structuration dynamique à dominante variable. C’est ainsi que sur l’axe de l’interdiscours (Cros, 1983) peut surgir une domination discursive identifiable, qui ne se présente pas forcément sous une forme structurée, du moins sous la forme structurée que je viens d’évoquer. Pour comprendre ce qui est en jeu dans les cas précédents, revenons sur le Livre du Bon Amour : ce n’est pas ici le discours théologique en soi qui crée le dynamisme de la structuration mais l’objet sur lequel il porte, à savoir le dogme de la Sainte Trinité. La focalisation du débat donne aux concepts centraux qui sont ainsi discutés une telle prégnance que, déconnectés de l’ensemble discursif dont ils émergent, ils en viennent à occuper tout le devant de la scène et provoquent en quelque sorte l’écriture. Ce n’est qu’en remontant à travers le texte à partir de cet ensemble structuré de concepts que je peux reconstituer le discours théologique.
Dans le cas d’une domination discursive qui peut apparaître passagèrement ur l’axe de l’interdiscours, il s’agit d’une intervention différente. Le discours se donne alors à voir comme tel par une série de touches auto-référentielles. Tout en ne se présentant pas lui-même sous la forme d’un ensemble préstructuré, il se structure dans l’écriture en participant au processus de déconstruction de la matière langagière et culturelle préconstruite.Je pense ici au texte du Guzmán de Alfarache étudié dans Théorie et pratique sociocritiques (Cros, 1983, pp. 279-300)) où le discours marchand apparaît à travers la déconstruction du mythe de l’Âge d’Or tout autant qu’à travers celle d’expressions lexicalisées ( pierres précieuses, couvrir et abriter, bon et véritable ami, deviennent : pierres de prix, couvrir et orner, honnête et véritable ami). Mais ce même discours émerge comme tel de l’écriture (sont comptés, couchés par écrit, garder en un sûr dépot etc.) et constitue ce que je propose d’appeler une microsémantique intratextuelle pour différencier ce fonctionnement de celui de la microsémiotique intratextuelle que j’ai raccrochée aux idéosèmes.
Les différents types de représentations qui sont en jeu n’interviennent pas à égale importance dans la production de sens et nous devons distinguer celles qui se déconstruisent dans l’écriture de celles qui impulsent et génèrent les déconstructions. Soit une même pratique sociale, la pratique carnavalesque, et sa projection intratextuelle dans des œuvres aussi différentes que « Le Livre du Bon Amour, Don Quichotte, La Vie du Buscón et le film nord-américain Scarface. Cette pratique comporte un ensemble complexe de textes gestuels et de discours qui évoluent à travers l’Histoire mais qui, cependant, gardent en mémoire des sèmes originels sans lesquels le matériau carnavalesque ne serait plus carnavalesque. Ce que ces sèmes originels deviendront dans un texte dépend de la nature et des sèmes spécifiques de la ou des pratique(s) sociale(s) qui viendront les déconstruire. Voyons rapidement e qu’il en est dans les quatre textes choisis comme corpus.
J’y décèle, d’entrée de jeu, deux groupes : le premier, formé par Le Livre du Bon Amour et Don Quichotte, privilégie les figures de la médiation, du voyage et et du passage et disons au passage que si on en fait une lecture croisée, en allant de l’un à l’autre pour tenter de les saisir en perspective, le texte de Cervantes bénéficie d’un nouvel éclairage. Ces différentes figures sont produites par la mise en rapport de deux mondes, celui d’ici-bas et l’autre monde. Á cette première structuration s’ajoute celle qui oppose le discriminé et l’indiscriminé. Ceci étant dit, les différences apparaissent nettement. Ces différences proviennent de ce que cette matière carnavalesque est déconstruite par des idéosèmes différents. Dans le cas du Livre du Bon Amour, ces idéosèmes procèdent du discours théologique sur la Trinité, l’Incarnation du verbe et la réincarnation de la chair. Ce discours s’organise lui-même autour de deux axes, la fonction rédemptrice du Christ et la difficulté pour l’entendement humain de résoudre le paradoxe proposé par le dogme d’un seul Dieu en trois personnes. Ces deux axes peuvent être reformulés en d’autres termes qui recoupent précisément les sèmes fondamentaux du carnaval que je viens d’évoquer, à savoir d’une part la notion de médiation et, de façon plus générale, les rapports entre l’au-delà et ici-bas, de l’autre, une fois encore, l’opposition entre le discriminé et l’indiscriminé. Ce sont les mêmes sèmes qui structurent ici ces deux représentations (Carnaval-Discours théologique) mais ils proviennent de lieux idéologiques différents et se donnent donc à voir sous la forme d’idéosèmes différents (Sur la notion d’idéosèmes,voir supra). Chez l’Archiprètre de Hita, le texte carnavalesque se présente comme un intertexte qui serait déconstruit par le discours théologique mais il est remarquable que ces deux pratiques (carnaval, discours théologique) coïncident précisément sur ces deux ensembles sémiques (Médiation- Indiscriminé/discriminé). Les sèmes en question canalisent les trajets de sens, focalisent la production de texte, correspondent en quelque sorte à des passages obligés de la déconstruction. C’est en eux et grâce à eux que le texte code ses messages, et la façon dont ils fonctionnent les déconnecte de l’ensemble sémiotique et idéologique dont ils procèdent. Si on admet que dans le Livre du Bon Amour le carnavalesque est un matériau passif par opposition à l’axe de l’interdiscours dominé par le théologique, on s’aperçoit que ce sont les idéosèmes du discours idéologique qui ont convoqué l’intertexte carnavalesque. Mais ce dernier se trouve convoqué par le jeu de ses propres idéosèmes, dans la mesure où ceux-ci présentent des liens de continuité ou d’affinité avec les idéosèmes du discours théologique qui ont convoqué l’intertexte carnavalesque. En d’autres termes et à titre d’exemple, un des points d’achoppement majeur du débat théologique, à savoir l’incarnation du Verbe, pose le problème de la fonction médiatrice du Christ. Cette fonction, déconnectée de l’ensemble dont elle procède, sature en quelque sorte, à un certain niveau, le discours social, en vient, en conséquence, à opérer de façon autonome en tant que structuration disponible. Cette disponibilité la condamne d’autant plus sûrement à convoquer une tradition carnavalesque qu’à l’époque celle-ci est extrêmement vivace et que la médiation et tout ce qui tourne autour de la médiation (passage, voyage dans l’au-delà, exorcisme...) occupent une place centrale dans les pratiques gestuelles et discursives du carnaval.
On s’aperçoit de la sorte que l’idéosème est le pivot du fonctionnement textuel et que l’intertexte n’est jamais aléatoire ; il s’impose par le jeu des affinités de structuration que ses propres idéosèmes présentent avec le ou les idéosème(s) responsables de la sémiosis.
Mais cette distinction est-elle légitime ? N’est-il pas arbitraire de distinguer des idéosèmes dynamiques de ceux qui seraient ainsi convoqués, dans la mesure où nous ne connaîtrons jamais que l’état final de ce processus de redistribution au cours duquel ils se sont déconstruits l’un dans l’autre et l’un par l’autre ? Comment ces différentes articulations s’organisent-elles et sous quel effet ? L’élément que j’ai qualifié d’intertexte et que j’ai supposé passif ne peut-il être considéré, au contraire et à son tour, comme impulseur du processus ? Essayons de suivre dans un cas précis les (éventuelles) différentes phases de fonctionnement du mécanisme qui gère ce processus en revenant sur le « Livre du Bon Amour ». Les trois mystères de la théologie médiévale (Trinité, Incarnation, Eucharistie) se retrouvent autour d’une notion qui leur est commune, la Médiation, et qui est ainsi la clef de voûte de la Révélation ; la figure du Christ représente, à la fois l’espace du Discriminé (sa nature humaine le distingue des deux autres Personnes, tandis que sa nature divine le distingue des hommes) et de l’Indiscriminé à travers la Consubstantialité. Or cette dernière est inhérente à sa fonction rédemptrice : il ne peut racheter les hommes que s’il est lui- même un homme.
Cette problématique n’apparaît jamais directement dans le texte : la figure (initiale ?) de l’Indiscriminé (Dieu/ Homme), se réalise dans une autre figure de l’indiscriminé qui est, celle-ci, fondamentalement d’origine carnavalesque, à savoir (Homme/Femme). Á la symbolique religieuse (Christ=croix et pain), se superpose la symbolique érotique(Croix=phallus ; pain= sexe de la femme). Cette symbolique déplace la première, la chasse du premier plan, la masque. mais la symbolique religieuse continue à produire du sens, en dehors de la figure carnavalesque, au niveau de l’anecdotique,(médiation trompeuse de Ferrán García) et au delà de la figure du Christ (problème du rapport de [I-à-3], qui renvoie aux débats sur le dogme de la Trinité).
La multiplicité des points d’impact de l’idéosème qui correspond au discours théologique dénonce bien celui-ci, me semble-t-il, comme l’articulation fondatrice.
Á ce premier critère s’en ajoute un autre, qui porte sur la nature historique ou transhistorique des représentations impliquées.C’est ainsi que l’articulation par laquelle s’investit dans le Don Quichotte la fonction discriminatoire de la représentation carnavalesque (laquelle correspond à l’état atteint au début du XVIIe en Espagne par l’évolution de la pratique sociale correspondante) se donne également à voir comme fondatrice par rapport aux représentations traditionnelles de cette même pratique ; celles-ci sont donc bien ici convoquées par la précédente.
Dans ces deux exemples, l’historique et l’idéologique se dérobent sous le transhistorique ou plutôt masque la présence de leurs organisations structurelles et leurs capacités à produire du sens derrière des déconstructions intertextuelles.
Á un certain niveau, le film nord-Américain, Scarface de Howard Hawks (1931) ( Cros, 1975 et 1980) offre avec le Buscón de Quevedo (1603-1613 ?) (Cros, 1983, p.167-224) d’étranges coïncidences. Les deux textes sont gérés par une instance idéologique qui marque très fortement sa présence ; ces deux instances développent, dans les deux cas, des discours d’exclusion, en termes d’exorcisme, où on croit percevoir les effets d’une profonde angoisse devant un danger grandissant, danger qui ne proviendrait pas forcément des groupes sociaux sur lesquels l’une et l’autre s’acharnent apparemment, à savoir les bas-fonds crapuleux d’une grande villle. Marqués tous les deux au visage, l’un au front (Pablos), l’autre sur la joue (Scarface), les deux protagonistes sont condamnés à assumer leur fonction de bouc émissaire, seul rite susceptible de reconstruire la cohésion des sociétés respectivement impliquées. Comment se fait-il que cette problématique sociale soit ici encore projetée dans la tradition carnavalesque et que, dans ce contexte, les deux écritures coïncident, une fois encore, dans la façon dont elles s’organisent autour de concepts similaires et ne cessent d’opposer l’envers et l’endroit, l’inclusion et l’exclusion, reconstruisant ainsi à un niveau qui n’est pas perceptible à première lecture quelques unes des catégories fondamentales du carnavalesque. Tout un ensemble sémiotique et donc structuré, facile à identifier, émerge autour de ces visions d’exorcisme : Envers/Endroit ; Inclusion/Exclusion ; Masquer/démasquer. Il faut, dans le cas de Scarface avoir identifié cet ensemble pour reconnaître dans le texte filmique l’investissement du carnavalesque, si ténus, si fugitifs et si insignifiants en sont les indices à pemière lecture. C’est bien précisément ce mode de présence qui nous interpelle, car il indique des voies de cheminement souterraines du carnavaleque, qui, en aucun moment n’impliquent autre chose que le non-conscient. ceci d’autant plus que- et c’est là une première différence avec le Buscón - une analyse plus attentive fait surgir d’autres signes qui renvoient à la même origine. C’est ainsi que le remplacement de Big Louis, à la tête du gang, par Camonte est présenté comme l’avénement d’une ère nouvelle et la prise du pouvoir par une nouvelle génération, ce qui- on le sait- nous renvoie une fois de plus au folklore comique populaire. La typologie ethnique redistribuée dans la production culturelle nord-américaine du temps et qui fait de l’italien un bouffon ignare ne saurait rendre compte d’une organisation aussi cohérente.
Si on passe maintenant sur l’axe de l’interdiscours on constate qu’y opèrent à la fois des structures mentales correspondant aux WASP-White,AngloSaxon,Protestant-(conservateurs, prohibitionnistes,puritains et surtout anticatholiques) ainsi que deux pratiques discursives, celles du journalisme et du Hay’s code ( qui réglemente la production d’images et fonctionne comme une censure), ainsi que la pratique policière. L’interdiscours est alors perçu comme un espace de contradictions où s’affrontent des positions à première vue irréductibles à propos de la nécessité de dévoiler les faits ou du danger qu’il y a à le faire. Les traditions puritaines responsables du Hay’s code viennent buter ici avec violence sur l’éthique naissante du journalisme et la fonction qui lui est inhérente, à savoir dire la vérité, dévoiler les faits, révéler ce qui est caché. Á ces premières tensions s’ajoute une contradiction seconde interne au discours WASP, puisque ce sont les puritains eux-mêmes qui se voient dans l’obligation d’emprunter la pratique journalistique dont on sait qu’elle a été, aux U.S.A, la création des immigrants de la seconde génération, minorités catholiques contre lesquelles ces mêmes puritains partent pécisément en guerre.
L’affrontement de ces pratiques sociales doit être considéré comme l’élément dynamique qui impulse la production de sens et la structure autour de l’opposition entre le Masque et la Démystification. Comment ne pas percevoir alors que c’est cet idéosème qui convoque par affinité un des idéosèmes majeurs du texte carnavalesque ? Il faudrait reprendre ici, à peu près textuellement , ce que je disais à propos du Livre d u bon Amour : cet idéosème (Masque/Démystification), déconnecté de l’ensemble dont il procède, opérant de façon autonome, en tant que structuration disponible convoque la tradition carnavalesque au sein de laquelle il trouve en toute logique une place centrale.
Si, à la lumière de ces exemples, le fonctionnement idélogique apparaît clairement, de nouvelles- et importantes- interrogations surgissent : comment se fait-il qu’à partir d’un idéosème et dans son sillage en quelque sorte s’enclenche un enchaînement sémiotique qui reconstitue les grandes structurations, si ce ne sont toutes, d’une pratique sociale ? En effet- nos analyses le montrent- le texte culturel(le carnavalesque ici) ne se reconstruit pas à partir d’une thématique ou d’un enchaînement thématique car, dans ce cas, il se donnerait à voir à première lecture. On ne peut s’en tenir qu’à un constat : la sémiosis, dans l’écriture, est essentiellement un phénomène d’enchaînement de structurations.
Extrait de Edmond Cros,Le Sujet culturel, Paris, L’Harmattan, 2005, 270 p., 23 e